• La raison et la foi semblent s’installer dans une suspicieuse rivalité et une conflictuelle mutualité depuis des millénaires. L’explication rationnelle par la force des arguments paraît dénier toute objectivité à tout ce qui relève du surnaturel et du mystique. En conséquence, le domaine de la pensée rationnelle et objective est souvent présenté comme incompatible avec la croyance qui recèle un irrationnel et une subjectivité irréductibles. Il convient tout de même de se demander si la raison s’oppose vraiment à la croyance religieuse. Depuis les origines, raison et croyance religieuse ne s’imbriquent-elles pas ? Ne vont-elles pas de pair dans les mythes, dans les cosmogonies comme en science théologique ? En effet, raison et foi religieuse s’inscrivent dans la relation de complémentarité qui existe entre comprendre et croire, entre intelligence et foi. En dépit de l’abondante littérature disponible sur cette question, nous nous évertuerons encore à montrer, dans le cadre de cette réflexion à L’Academos, que sous certains rapports, raison et croyance religieuse s’opposent aussi comme le font l’objectif et le subjectif, le rationnel et l’irrationnel. Ce rapport devient davantage conflictuel lorsqu’une instance transgresse les frontières de l’autre ou cherche à s’en affranchir.

     

    I.          CROYANCE RELIGIEUSE ET FOI

     

    Avant de comparer raison et croyance religieuse, il nous paraît opportun d’éclairer la lanterne sur les nuances de sens entre croyance et foi. Il est important de saisir les mots croyance et foi comme des expressions dont on peut faire usage dans un champ sémantique qui ne doit rien à l’univers théologique. De même que Karl Jaspers parle de « foi philosophique » comme adhésion à une vérité fondamentale du fait de son inclination intellectuelle, l’on peut appréhender  la croyance en tant qu’un  mode particulier de connaissance. C’est dans ce sens que Bernard Lonegan affirmait que  l’appropriation que l’on fait de son héritage social, culturel et religieux est en grande partie une question de croyance […la] connaissance que l’individu acquiert par lui-même (immanently generated knowledge), n’est qu’une faible portion de ce que tout homme civilisé considère savoir. Bernard Lonegan poursuit en disant qu’on oppose souvent science et croyance, mais en fait, la croyance joue un aussi grand rôle en science que dans presque tous les autres secteurs de l’activité humaine […] Je ne puis communiquer à un autre ma faculté de juger, mais je puis lui transmettre ce que j’affirme ou ce que je nie et il peut me croire (Pour une méthode en théologie, Paris, Cerf, 1978, p. 57-59).

    Cette précision faite, il va de soi que ces deux termes appartiennent en général au registre religieux . Ainsi« croyance religieuse » et  « foi » sont des notions similaires, elles relèvent de la même sphère du sacré mais comportent des différences de contenu sémantique. « Croire » (credere, faire crédit à), c’est se fier à un être sans vue directe, par un assentiment plus ou moins parfait. Ainsi, du fait de la finitude de l’homme, il est naturellement porté vers un être transcendant  qu’il considère comme l’auteur de son existence : c’est la croyance en la transcendance. Cette relation naturelle de l’homme en tant qu’animal religieux à la transcendance s’appelle la croyance. Selon Maurice Blondel, cité par André Lalande, « la croyance est le consentement effectif et pratique qui complète l’assentiment raisonnable donné à des vérités et à des êtres dont la connaissance n’épuise pas leur plénitude intérieure.» Cette définition de la croyance nous paraît plus proche de la croyance religieuse et de la foi à cause de l’évocation du consentement pratique et du contenu de l’assentiment.

    En effet, la croyance religieuse est un autre niveau de croyance, elle est l’expression de la nature religieuse de l’homme qui se matérialise par l’attachement à une religion. Elle est un niveau faible de ce qu’on appelle « foi ». Avoir la foi, disait Jaspers, c’est vivre inspiré par l’Englobant et se laisser conduire par lui. C’est une nouvelle naissance que subit notre être dans l’acte transcendant. La foi, comme une nouvelle naissance, est un acte d’adhésion à un être suprême. La foi n’est pas simple relation croyante mais adhésion effective parce qu’elle fait intervenir un contenu constitué de vérités professées et de rites. La croyance en Dieu s’appelle la foi. La foi serait, selon Jean Paul II, la reconnaissance pleine et intégrale de Dieu comme garant de la vérité révélée. Car « le Dieu qui se fait connaître dans l’autorité de sa transcendance absolue apporte aussi des motifs pour la crédibilité de ce qu’il révèle. Par la foi, l’homme donne son assentiment à ce témoignage divin.»

    En dépit de la mention claire de Dieu dans l’acte de foi ou la profession de foi, et malgré le fait que la relation à la transcendance ne fait pas nécessairement d’un homme un croyant, croyance et foi ne s’opposent pas pour autant à l’intérieur du croire. La foi présuppose la croyance par la lumière naturelle de la raison, elle implique la croyance religieuse, c’est-à-dire la croyance en un Etre supérieur dont le nom serait Absolu, Dieu, Allah… La foi nécessite non seulement l’adhésion à des vérités établies ou dogmes mais aussi une pratique religieuse ou cultuelle. Afin de mieux saisir cette relation d’intimité, il serait judicieux de se référer ici à Pierre-Jean Labarrière. Selon lui, croire, c’est engager d’un seul mouvement une foi et une croyance. « L’articulation entre foi et croyance est en fait l’une des clefs de l’intelligence de l’acte du croire … La croyance est objet d’enseignement et se laisse juger sur la rectitude d’une formule ; la foi est chose plus intime, plus universelle aussi dans sa dimension de fondement sans mesure ; elle désigne une attitude, un dynamisme transformant marqué de puissance créatrice.»

    Labarrière distingue croyance et foi qui procèdent toutes deux du croire.  Il fait remarquer le rapport de la croyance à la rectitude d’une formule et celui de la foi à une attitude, à un dynamisme créateur. Il est clair que, pour Labarrière, la foi ne se limite pas aux formules dans lesquelles elle se dit, qu’elle va jusqu’à la « chose » qui là se trouve visée, elle franchit le pas qui mène du vocable soigneusement poli à la réalité foncière en elle-même inaccessible. D’où, selon lui, la plus grande universalité de la foi par rapport à la croyance. Mais croyance et foi ne sont pas moins deux modalités complémentaires du croire. Croyance religieuse et foi traduisent la même réalité spirituelle, elles relèvent du même domaine du croire et de la sphère de la religion. Toutefois, considérer la croyance religieuse dans son rapport à la foi, n’est-ce pas pointer en direction des niveaux de la manifestation de la raison humaine dans l’acte de foi et dans la croyance ?

    II.        OBJECTIVITE DE LA RAISON ET SUBJECTIVITE DE LA FOI

    La raison est la faculté de connaître (Kant), de bien juger (Descartes), de discerner le vrai et le faux, le bien et le mal, de raisonner discursivement, de combiner des concepts et des propositions. A ce titre, elle est considérée comme le propre de l’homme. C’est la faculté qui permet à l’homme d’atteindre naturellement certaines vérités sans se faire aider des lumières de la foi. On appelle encore raison l’intelligence en tant qu’elle est capable de mener des raisonnements ou pour autant qu’elle joue conformément à ses lois et à ses principes. La raison est alors présentée comme le domaine de la connaissance objective, de la connaissance explicable par des lois universelles alors que la croyance religieuse, cultuelle ou mythique peut être subjective.

    Kant permet toutefois de nuancer ces propos. La croyance selon Kant « est un fait de notre entendement susceptible de reposer sur des principes objectifs, mais qui exige aussi des causes subjectives dans l’esprit de celui qui juge.». Lorsque la croyance est communicable et valable pour toute raison humaine, elle s’appelle conviction. Dans le cas contraire, elle s’appelle persuasion. Dans le vocabulaire spécifiquement religieux la conviction est synonyme de foi[. Que la croyance puisse avoir des fondements subjectifs et objectifs, que la foi soit communicable, cela n’en fait pas pour autant des données objectives. Du point de vue de Kant, la croyance comme valeur subjective du jugement s’appelle foi seulement au deuxième degré d’assentiment où elle est insuffisante objectivement mais suffisante subjectivement. Si elle était suffisante objectivement et subjectivement, la croyance serait un savoir.

    Cette précision notionnelle faite, nous pouvons soutenir que la croyance religieuse est de l’ordre du surnaturel, qu’elle est une expérience subjective, un état de profonde conviction, une adhésion individuelle, un assentiment personnel et parfait qui exclut le doute. Exclure le doute, n’est-ce pas aussi ne point admettre d’autocritique ou de critique extérieure ? S’il est avéré que la foi jouit d’une autonomie subjective sans cependant avoir le caractère d’évidence contraignante et le degré de communicabilité du savoir rationnel,  nous comprenons pourquoi elle serait réfractaire à la critique tout en y demeurant vulnérable. Peut-être parce que la critique l’affaiblit en exposant ses failles. C’est le sentiment que l’on a en lisant Karl Jaspers qui écrivait à juste titre : « L’amer regret de ma vie, passée à rechercher la vérité, c’est que sur des points décisifs, ma discussion avec les théologiens s’arrête : ils se taisent, ils énoncent quelque formule incompréhensible, ils parlent d’autre chose, ils avancent une assertion comme absolue, ils m’encouragent amicalement… En somme, ils ne s’intéressent pas vraiment au débat. Un véritable dialogue exige pourtant que tout article de foi puisse être examiné et contesté ».

    S’il peut être objecté à Karl Jaspers que la théologie se veut une discipline rationnelle qui n’est pas hostile aux débats sur Dieu, son point de vue a le mérite de montrer que les articles de foi sont souvent postulés et paraissent parfois indémontrables par la raison. Ils relèvent plus de la conviction et de l’assentiment parfait que de l’évidence d’une thèse irréfutable. Le débat en science théologique est bien canalisé et soumis à des conditions préalables de foi. La foi rejette le doute et part d’une adhésion ferme à son objet. Ainsi, la communication interpersonnelle en matière de théologie semble inciter la raison à s’ouvrir à la vérité révélée afin d’en accueillir le sens profond. Il s’agit d’abord de croire pour ensuite comprendre. Le refus de la critique et le caractère subjectif de la foi se complètent ici comme la discursivité de la raison et l’objectivité rationnelle. Selon cette considération, le subjectif dans la foi ne s’apparente-t-il pas à l’irrationnel ?

    La position de Karl Jaspers n’est pas isolée. Un point de vue similaire est rapporté par Paul Valadier qui affirme qu’un vieux préjugé rationaliste « tient pour acquis, et tel l’un des indéracinables préjugés, que la foi religieuse est saut dans le vide, irrationalité, crédulité et pas seulement croyance, bref naïveté à quoi un esprit bien fait et droitement conduit se doit d’échapper.» Si ce jugement peut paraître singulier ou sans appel, elle n’invite pas moins à reconnaître que le mécanisme de la croyance religieuse ne peut pas toujours être justifié rationnellement et requérir l’assentiment de tous. Il est effectivement difficile d’expliquer par exemple le mystère chrétien de l’incarnation à des non croyants. Dans le cas particulier des dogmes, l’on peut reprocher à la foi une certaine irrationalité, voire une crédulité naïve. Si tant est qu’il n’est pas aisé d’admettre qu’il puisse y avoir conception sans rencontre sexuelle entre l’homme et la femme, il est  tout aussi malaisé de croire à une conception sans semence masculine.

    Ce qui précède permet d’établir que la raison objective s’oppose bien souvent et clairement à la croyance religieuse, elle paraît être un frein à cette dernière. Il y a comme une contradiction interne qui empêche la foi de se laisser irradier complètement par les lumières de la raison sans livrer ses armes. Et selon la foi, c’est la raison naturelle qui doit accepter les lumières de la foi. L’opposition est inévitable. Néanmoins, l’on pourra encore objecter à Jaspers et surtout à Valadier que tout ce que nous sommes incapables d’établir rigoureusement ou d’expliquer clairement n’est pas irrationnel. Si des formes de croyances peuvent être dites irrationnelles, c’est simplement à cause du fait qu’elles n’obéissent pas à la logique de la « raison rationnelle », et qu’elles s’opposent au rationnel tel que les Lumières l’entendaient. En matière de foi, n’est-ce pas le cœur qui sent Dieu, comme l’affirme Pascal ? Ne dirait-on pas en pastichant Pascal que la foi a sa raison que la raison ignore ?
     

    III.     FOI IRRATIONNELLE OU « NON RATIONNELLE » ?

    Depuis le projet des Lumières, la promotion de la raison critique et de l’autonomie du sujet, depuis le concept d’un « Monde des Lumières » sans mythes ni religions et la « privatisation » de l’expérience religieuse, la foi est considérée comme relevant de l’irrationnel par opposition à ce qui ne se soumet qu’aux règles de la raison commune. La croyance religieuse recèle plus que jamais une part de subjectivité et d’irrationnel qui la met ouvertement en conflit avec la raison philosophique ou technicienne mais elle ne cesse de revendiquer aussi des fondements objectifs. Car, que la croyance religieuse soit de l’ordre de l’irrationnel, elle n’est pas pour ainsi dire dénuée de raison et d’intelligence. C’est en ce sens que Pierre-Jean Labarrière, affirmait : « l’intelligence trouve sa place au centre même de l’économie du croire – comme l’instance qui transformera justement la croyance en foi.» Pierre-Jean Labarrière souligne que l’intelligence est en mouvement au cœur du croire.

    La croyance religieuse est tiraillée entre son inclination à l’irrationalité et la preuve éperdue de son objectivité. Mais elle n’est pas « non rationnelle » puisqu’elle est une activité de la pensée qui porte sur des objets dont la connaissance définitive et totale est seulement impossible. La foi n’est pas non rationnelle car elle suppose la raison. Seul l’homme doué de raison peut croire. Bien plus, la foi se fonde sur des données  de vérités admises comme objectives par l’intelligence d’une même communauté croyante et ne peut pas s’opposer a priori à la raison. Il n’y a pas de croyance sans aucune intelligibilité. L’élaboration des dogmes religieux s’appuie sur une argumentation rationnelle à laquelle la raison peut adhérer.

    En fait, la foi mue par l’intelligence des choses divines a sa rationalité propre. L’objectivité que revendiquent les vérités de foi incline à reconnaître que c’est à l’intérieur même de la foi que les dogmes sont accessibles à la raison humaine. La religion est tributaire d’une rationalité particulière, la raison qui croit et la raison logique sont aux antipodes. Que la raison ne se manifeste pas de la même manière dans la foi, c’est ce qui invite à faire la distinction entre les religions dites du livre et les religions à mystère.

    Les religions à mystère, c’est l’exemple du chamanisme, du taoïsme et du bouddhisme, renferment des faits mythologiques et mythiques, des cultes initiatiques et ésotériques sur lesquels pèsent des soupçons d’irrationnel et de magie. Elles se caractérisent par des « pratiques » occultes, des « cultes » secrets et des phénomènes paranormaux défiant la rationalité de type cartésien. Quand aux religions du livre, elles reposent sur des livres sacrés, des rites bien définis et présentent des contenus de foi admis comme objectifs au sein d’une même communauté de foi. C’est le cas des religions révélées comme le judaïsme, le christianisme et l’islam. Celles-ci ont la prétention à une plus grande objectivité. Leurs discours sont parfois empreints d’un rationalisme très dogmatique. Des dogmes sont posés comme vérités inébranlables par la raison qui postule l’adhésion du cœur de l’homme.

    Que déduire de cette circonstance ? L’irrationnel de la foi n’en fait pas un domaine non rationnel. La croyance religieuse peut-elle vraiment s’affranchir de l’appui de la raison ? Rien n’est moins sûr. Tout ne porte-t-il pas à croire que pour tout être de raison, chercher à s’émanciper du croire aboutirait à tomber dans le vide ou à faire une chute dans l’illusion ? L’intelligence et la foi, la raison et la croyance religieuse ne sont-elles pas appelées à une coexistence pacifique dans une relation de complémentarité respectueuse de leur autonomie propre ?

    IV.       RELATION D’INTERDEPENDANCE

    Le conflit entre raison et croyance religieuse nous a paru inévitable en ce sens qu’elles s’opposent comme l’objectif et le subjectif, le rationnel et l’irrationnel. Après la scolastique, cette opposition a été radicale, elle a d’ailleurs choqué les esprits. C’est cette séparation historique qui a amené à l’émergence d’une nouvelle forme de rapport entre raison et foi au temps des Lumières. Raison et foi sont parvenues à leur autonomie respective avec la philosophie de Kant.

    L’époque scolastique a entretenu un lien organique étroit entre le contenu de la foi et l’exercice de la pensée rationnelle. Mais la pensée philosophique moderne s’est développée en s’éloignant progressivement de la Révélation chrétienne, au point de s’y opposer explicitement au XXe siècle. Des philosophes du soupçon tels que Freud, Nietzsche et Marx ont opposé raison et foi en présentant la croyance religieuse et la foi comme des illusions nocives et aliénantes pour le développement de la pleine rationalité. Selon Freud, la croyance en Dieu et la religion ne sont que la satisfaction sublimée du complexe d’Œdipe. Nietzsche affirme que « Dieu est mort », et que la morale chrétienne est une morale d’esclaves. Marx dénonce l’aliénation religieuse de l’homme pour qui la religion n’est rien moins qu’un opium. La séparation progressive et durable entre raison et croyance religieuse corrobore l’idée de rapports conflictuels à l’intérieur du croire.

    Jean Paul II parle du « drame de la séparation entre la foi et la raison.» Cette séparation s’apparente à un drame dans la mesure où c’est la même personne qui pense et croit. Les croyants sont des êtres raisonnables et ce sont des êtres rationnels qui peuvent croire. Le croire est le consentement à un assentiment raisonnable donné à une vérité de foi, selon Blondel. Raison et foi sont complémentaires dans la recherche de la vérité. « La raison et la foi, disait Jean-Paul II, sont comme deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité ». La complémentarité entre raison et croyance religieuse ne gagnerait-elle pas à être, non pas un lieu de conflit mutuel mais un terrain de rapports harmonieux ?

    Dans Fides et Ratio, Jean Paul II présente saint Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) comme l’apôtre de la vérité, celui qui a établi l’harmonie entre la raison et la foi. Selon saint Thomas, la raison naturelle est relayée par la lumière de la foi sans entrer en conflit avec elle. La religion et la théologie utilisent les moyens de la raison et de la philosophie pour rendre crédible leurs articles de foi. Aussi la foi peut-elle, seule, pénétrer adéquatement le mystère de Dieu dont elle favorise la compréhension cohérente. « La raison et la foi viennent toutes deux de Dieu, expliquait saint Thomas ; c’est pourquoi elles ne peuvent se contredire… De même que la grâce suppose la nature et la porte à son accomplissement, ainsi la foi suppose et perfectionne la raison. » C’est pourquoi la raison de l’homme n’est ni anéantie ni humiliée lorsqu’elle donne son assentiment au contenu de la foi.

    Kant, dans sa Critique de la Raison pure, qui est une critique des procédés de la métaphysique traditionnelle et des prétentions de la raison, montre que la « raison pure » ne peut connaître que les phénomènes du champ de l’expérience, et que tout ce qui relève du noumène (choses en soi) est « inconnaissable » par la raison. Dieu, l’âme, le monde, sont des objets nouménaux dont nous n’avons aucune connaissance. Car ces objets de la métaphysique traditionnelle ne peuvent, par définition, appartenir au domaine de l’expérience possible. L’innovation de Kant est que, là où l’on ne peut ni démontrer ni réfuter, il est permis de croire.  La foi supplée la raison au bout de ses capacités. Dans le monde nouménal tout savoir perdant sa validité, il est permis alors de croire. Cela veut dire que croire n’est pas en contradiction avec la raison. Kant parle même de « foi de la raison » pour désigner le fait que la raison pratique amène à postuler l’existence de Dieu pour fonder le sens moral de l’homme. Il est clair que chez Kant, foi et raison ne sont pas deux instances parfaitement hétérogènes. Kant tient là une position que d’aucuns auraient qualifiée de moins philosophique.

    La philosophie peut être éclairée par la foi. Cela n’arrive pas qu’aux philosophes chrétiens ou aux chrétiens philosophes. Dans La philosophie dans son passage à la non-philosophie, Carl August Eschenmayer et Alexandra Roux affirment qu »‘il y a une intuition qui surpasse l’intuition intellectuelle, c’est celle de la piété (on aurait pu dire de la foi)… la foi répand à alors sur la philosophie entière une lumière nouvelle, elle l’éclaire par le haut. La croyance s’annonce quand la philosophie atteint sa cime. » Ce point de vue éclaire celui de Kant et de Fichte sur cette relation de complémentarité. Mais si la philosophie touche à sa cime, cela autorise-t-il à inférer qu’elle passe à la non-philosophie ? L’incapacité de la philosophie à interroger un objet de façon satisfaisante ne peut signer sa fin. Le passage de relai est une renaissance, une bonification. C’est en tant que philosophie que la philosophie tend la main à la foi dans un contexte précis (La philosophie dans…, Vrin, 2005, p. 85).

    Néanmoins, là où la raison ne peut plus connaître, là où elle est enjointe d’appeler au secours, elle peut encore penser et légitimer, par le fait même, l’objet de notre foi. Dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Kant s’attelle à montrer que raison et foi ne sont pas deux éléments séparés mais autonomes. Pendant que la foi se confronte aux limites de l’incommunicable, la raison se mesure à ses propres limites. Elle ne peut pourtant pas se dérober à sa destinée singulière et devant les grandes questions qui l’accablent du fait de sa nature. La raison ne peut que s’orienter dans la pensée là où la connaissance objective n’est plus possible. S’orienter dans la pensée, c’est aussi faire place à la foi en vue d’atteindre la vérité. Ce réalisme de la raison n’est pas une démission. La raison ne veut pas outrepasser les prérogatives qui sont les siennes. Raison et croyance, intelligence et foi s’articulent intimement, elles se distinguent en s’unissant dans la même matrice du croire.

    Paul Valadier soutiendra que raison et croyance religieuse ont une origine commune. Il cite un colloque organisé par le philosophe Jacques Derrida sur la « religion » dans lequel Derrida parlait d’une source commune de la raison et de la foi religieuse : « Je reprendrais volontiers à mon compte cette idée de la source commune … Je veux souligner qu’un sort commun les lie : le refus, de la part de la raison, de se mesurer à l’univers religieux risque bien d’aboutir à un affaissement de ses prétentions … inversement une religion ou une foi qui n’est plus stimulée, remise en cause, interrogée par la raison s’abîme à son tour dans le fondamentalisme, le repli sectaire, elle glisse vers l’irrationnel, le subjectivisme ou l’intériorité acosmique et apolitique..» Seule une cohérente complémentarité entre raison et croyance sauvera leur valeur respective. L’irrationnel guette aussi bien la foi que la raison.

    ________________________________

    CONCLUSION

    La croyance religieuse comporte une part de subjectivité et d’irrationnel qui la met en conflit avec la raison. Néanmoins l’intelligence est à l’œuvre au cœur de toute adhésion et de tout engagement de foi. L’acte de comprendre est inhérent à celui de croire et les vérités de foi sont raisonnables. Un homme qui croit est nécessairement un homme raisonnable. Même si l’on ne peut parvenir à l’intelligence de la foi que dans la foi, l’ensemble des propositions dans lesquelles se dit la foi requièrent une cohérence rationnellement saisissable et exprimable. D’où le secours de la raison qui donne de la pertinence et de la consistance à la croyance religieuse en la raisonnant et en la conceptualisant. Mais la foi limite la portée de la raison qui ne peut s’élever indéfiniment au-delà de ses capacités. La foi vient perfectionner la raison frappée de finitude. Raison et croyance religieuse se complètent, elles s’allient, quand bien même elles sont tenues de respecter leur domaine d’autonomie et de ne pas transgresser leurs limites.

    Emmanuel AVONYO, op


    2 commentaires
  • Mère Thérésa a douté de l’existence de Dieu. Pendant des décennies, elle a eu l’impression que le ciel était vide. Le fait paraît stupéfiant compte tenu des nombreuses références qu’elle faisait à Dieu. Pourtant le doute n’est pas la négation de Dieu, c’est une interrogation, et la foi n’est pas une certitude.

    On confond certitude et conviction. La certitude vient d’une évidence sensible indiscutable ou d’une connaissance rationnelle universelle. La foi est une conviction individuelle et subjective. Elle ne peut âtre une certitude sensible ou rationnelle : nul n’aura jamais une preuve certaine de l’existence de Dieu. Croire n’est pas savoir. Croyants et non-croyants auront toujours d’excellents arguments pour expliquer que Dieu existe ou n’existe pas : aucun ne prouvera jamais quoi que ce soit.

    Comme l’a montré Kant, l’ordre de la raison et celui de la foi sont de nature différente. L’athéisme et la foi relèvent de la conviction, et de plus en plus de personnes en occident se disent agnostiques : elles reconnaissent n’avoir aucune conviction définitive sur cette question. Puisqu’elle ne repose ni sur une évidence sensible ni sur une connaissance objective, la foi implique nécessairement le doute. Et ce qui apparaît paradoxal mais est tout à fait logique, c’est que ce doute est proportionné à l’intensité de la foi elle-même. Le doute devient une épreuve essentielle. C’est-ce que vivent et décrivent de grands mystiques.

    Il existe certes des croyants très engagés, très religieux qui affirment ne jamais connaître le doute : les intégristes. Mieux même, ils font du doute un phénomène diabolique. Pour eux, douter c’est trahir, sombrer dans le chaos. Parce qu’ils érigent à tord la foi en certitude, ils s’interdisent intérieurement et socialement de douter. Le refoulement du doute conduit à toutes sortes de crispations : intolérance, pointillisme rituel, rigidité doctrinale, diabolisation des incroyants. Les intégristes de toutes les religions se ressemblent parce qu’ils refusent le doute, cette face sombre de la foi, qui en est pourtant l’indispensable corollaire.

    Mère Thérésa a reconnu ses doutes, aussi douloureux fussent-ils à vivre et à dire, parce que sa foi était animée par l’amour. Les intégristes n’accueilleront ou n’admettront jamais les leurs parce que leur foi est fondée sur la peur, et la peur interdit de douter.


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