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    Toute fin du monde, toute mort individuelle n'est rien d'autre que le début d'une expérience dans l'au-delà et la continuation d'une existence qui, dans le mythe et dans la religion, est placée sous le signe du juste et de l'injuste. Au seuil de cette mutation se trouve le Jugement dernier où encore les nombreux exemples connus de sentences ultimes qui, par le compte des actions terrestres, décideront de la souffrance dans l' anéantissement, ou de la félicité dans la vie éternelle.

    Le périple des ames

    De nombreuses traditions supposent qu'après la mort l'âme humaine se rend au royaume des défunts.

    En Afrique, on croit souvent qu'elle passe un certain temps dans les limbes avant de décider de renaître ou non sur terre, sous forme humaine. D'autres traditions font état d'un angoissant jugement.

    La mythologie égyptienne offre un tableau très impressionnant du jugement du défunt par quarante-deux représentants du royaume d'Osiris, dans la salle du trône de ce souverain suprême des mondes infernaux. Maat, la déesse de la Vérité, évalue le poids de la conscience de l'individu à l'aide d'une plume. L'âme de qui a vécu vertueusement rejoint les dieux dans leur éternel combat contre Apep, le Serpent du Chaos ; dans le cas contraire, elle est dévorée par un monstre.

    Pour les Grecs, le frère de Zeus, Hadès (Pluton), était le souverain de l'empire des morts qui se situait, selon l'Illiade, sous les lieux secrets de la terre et, selon l' Odyssée, au-delà des confins de l'océan primordial. Pour s'y rendre, l'ombre du mort devait recourir à Charon, le nocher immortel, après lui avoir remis le péage placé dans sa bouche par les vivants, afin de traverser plusieurs fleuves tels que l'Achéron (l'Affliction), le Styx (les Serments irrévocables), le Léthé (l'Oubli)... Puis elle comparaissait devant trois Juges envoyant les justes au paradis des champs Elysées et condamnant les autres aux tourments éternels.

    La religion iranienne connaît, elle aussi, le Jugement dernier. Après la mort. les âmes passent sur le pont Cinvat, aussi étroit que le fil d'une lame. Les âmes justes le franchissent tandis que les damnés tombent dans le gouffre.

    Dans le Livre des Morts tibétain, on évalue le bon ou le mauvais karma du défunt par des pierres blanches et des pierres noires.

    Au Japon, le jugement des morts est l'objet d'une description symbolique presque littérale. Le juge des âmes inscrit l'acte d'accusation sur un grand tableau, tandis que celui de droite déploie le rouleau où sont inscrites les actions de la vie. Un mythe japonais affirme que l'âme de ceux qui se sont rendus coupables de graves péchés est envoyée dans l'une des seize régions d'un domaine infernal appelé Jigoku

    Le christianisme
    Dans la tradition biblique où les morts seront appelés à l'ultime résurrection, les justes jouiront de la lumière de Dieu tandis que les damnés seront voués aux souffrances éternelles. Et ici comme dans tous les récits, nous retrouvons l'incorruptible balance de la Justice qui décidera du destin. Elle est placée devant le maître du royaume des morts et devant le dieu et juge de l'univers. Le tribunal commence par la lecture de l'accusation, tandis que les avocats de la défense jettent aussi leur poids dans la balance.

    De simple séjour des morts, l'enfer devient dans le christianisme un lieu d'expiation des fautes. Les enfers, l'Hadès grec, le Scheol des Hébreux ou l'Arallu des Assyro-Babyloniens, n'ont d'abord été qu'un lieu souterrain où erraient les âmes indifférenciées des défunts. Cette conception évolua pour répondre à un besoin de justice : les bons et les méchants ne pouvaient connaître le même sort, si bien que l'au-delà devint le lieu du jugement scellant le sort de chacun en fonction de ses mérites.

    Les psaumes de l'Ancien Testament établissent un lien entre la mort et le péché, le juste place son espoir en un Dieu de miséricorde : « Tu ne m'abandonnes pas aux enfers, tu ne laisses pas ton fidèle voir la fosse. » L'enfer signifie qu'il n'y a pas de confusion possible entre le bien et le mal. La justice divine ne risque-t-elle pas toutefois de condamner l'impie à la damnation éternelle dans le feu de la géhenne ? Comment concilier le châtiment et la possibilité du rachat ? En brandissant la menace des supplices infernaux, la prédication populaire a donné l'image d'un jugement impitoyable en contradiction avec la promesse évangélique.

    Le désir de justice appelle celui de pardon, quel que soit le poids des fautes commises : « Si tu retiens nos fautes Seigneur, qui donc subsistera ? », interrogeait le psalmiste. Le Nouveau Testament affine la conception de la justice : si le péché s'avère toujours condamnable, l'homme pécheur ne doit pas être réduit à ses actes mauvais et enfermé dans un passé qui le condamne à tout jamais. Mais le juste ne saurait non plus se réclamer de ses oeuvres pour être sauvé. La dimension plénière de la justice divine se manifeste en ce qu'elle est toute gratuité : le pardon comme le salut sont accordés en vertu de la bonté même de Dieu. Dans son acception profonde, l'enfer consiste alors dans le refus d'accueillir un amour dont l'évangéliste Jean nous dit qu'il est « plus grand que notre coeur ».

    Le Jugement de dieu dans la Bible

    La notion de Jugement est en effet centrale dans la Bible. Dès les premières pages Dieu y apparaît comme Juge : « Que Yahvé soit juge entre toi et moi ! » s'écrie Sarah au cours d'une altercation avec son mari Abraham (Gn 16, 5). Un Juge qui exerce certes son jugement sur l'ensemble de la terre, mais qui exerce aussi un jugement personnalisé sur les individus, à la différence des divinités de l'époque qui pratiquaient surtout la rétribution collective. Rétribution immanente d'ailleurs, car chacun mange dès cette vie terrestre les fruits de ses œuvres.

    Le grand moment où le Jugement divin intervient dans l'Histoire est appelé « le Jour de Yahvé », où l'orgueil humain est écrasé et la sainteté de Dieu exaltée (Is 2, 9-17). L'imagerie populaire développera cette idée dans le Christianisme naissant jusqu'au Moyen Age où un passage célèbre du prophète Sophonie (1, 14 s.) inspirera le Dies îrae : « Le voici tout proche, le grand jour de Yahvé, jour de fureur, jour de détresse et d'angoisse, jour de ténèbres et d'obscurité. » Mais Dieu veut sauver chacun des hommes, comme il veut sauver tout son peuple Israël, malgré leur commune indignité. Car s'il est l'auteur du jugement, il est aussi celui du Salut. Les prophètes (Ez 18, Is 45, 21 ; 51, 4) l'annoncent aux rescapés de la grande déportation de l'Exil qui a suivi la destruction de Jérusalem, bien méritée par le Peuple pour son péché d'idolâtrie. Dieu est juste, mais il justifie aussi l'homme et gratuitement.

    Paul le Pharisien reprendra largement ce thème dans le Nouveau Testament. - Et tous les justes ressusciteront (Dn 12, 1-3). Toutefois le groupe des Sadducéens n'admettra pas cette foi en la résurrection pourtant bien affirmée par Daniel le prophète. Alors que les Pharisiens la proclameront avec fermeté, introduisant même la distinction entre un jugement particulier aussitôt après la mort et un Jugement général à la fin des temps. Cette distinction met en lumière la dimension à la fois personnelle et communautaire du Jugement dans la théologie de la Bible.

    L'islam

    La mort en est la porte d'entrée. Elle est décrite de deux manières différentes. Pour les anciens et dans certaines croyances populaires, elle est présentée comme la disparition totale de l'homme, à la fois de son corps et de l'âme corporelle qui anime celui-ci à la manière d'un « corps subtil ». Le défunt sera recréé par la suite par Allah au Jour de la Résurrection, à partir de l'os résiduel du coccyx. Pour les Maîtres postérieurs, la mort est séparation de l'âme et du corps, comme dans l'Hellénisme, l'âme allant à la rencontre de Dieu son juge, et le corps se transformant en poussière Jusqu'à la résurrection qui le réunira à l'âme. Certains enseignements (Hadith) situent au moment de la mort l'interrogatoire du défunt dans le tombeau par les anges Munkar et Nakîr, suivi de l'attribution des récompenses ou des châtiments.

    Le Jugement est en effet un élément clé du dogme musulman. Il serait précédé de bouleversements cosmiques assez semblables à ceux que décrit la tradition biblique, de la venue d'un Antéchrist et enfin du retour du Christ qui régnera quarante ans sur terre après s'être converti à l'Islam. Alors le cosmos sera détruit, les morts sortiront de leurs tombeaux et seront rassemblés devant le trône du Jugement pour la reddition des comptes finale, lorsque sonnera la trompette de l'ange Israeil.


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  • Le jardin des délices

    Le mot paradis, d'origine perse, repris en hébreu (pardès) et en grec (paradeisos), signifie verger entouré de murs et correspond au jardin décrit dans la Genèse. Adam et Eve auraient vécu quelques jours dans le pays d'Eden au sein du "jardin des délices" source de quatre fleuves nommés Pishôn et Gihôn (longtemps pris pour le Gange et le Nil), Tigre et Euphrate. Ce verger toujours verdoyant sous un éternel printemps, agité d'une douce brise et bruissant de chants d'oiseaux, abondait en fleurs et fruits multicolores et parfumés; là vivaient des animaux pacifiques et se trouvaient à profusion or et pierres précieuses. Un mur le séparait du reste du monde (mur de feu ou "mur" d'eau) et ce jardin-clos était devenu au Moyen Age un symbole de virginité et de vie monastique ou d'idéale insularité.

    Les paradis

    Le paysage paradisiaque varie parfois beaucoup d'une culture à l'autre.
    Le paradis Japonais, Amer, se situe au-dessus de la Terre, irrigué par le fleuve paisible qu'est la Voie lactée, et ressemble beaucoup à une vaste terre.
    Pour les Vikings, les guerriers morts au combat, après avoir festoyé parmi les dieux sous les plafonds d'or du Walhalla (ou Val-Hall), quitteraient la salle étincelante pour aller mener derrière Odin leur dernier combat, la bataille du Ragnarok.
    Certaines traditions situent le paradis des âmes sur le même plan que la Terre. Un mythe slave mentionne un pays de délices sis vers l'Orient, par delà le lever du soleil, tandis que les îles celtes des bienheureux se trouvaient à l'ouest. Ces paradis ne peuvent généralement être atteints qu'après une traversée périlleuse.

    Les religions de l'antiquité et les religions révélées actuelles ont élaboré diverses formes de paradis. Mais ce qui leur est commun à toutes, c'est l'espoir en la vie éternelle des âmes bienheureuses, face aux dieux immortels. En Egypte, les troupeaux de bœufs célestes traversaient les champs éternels où tout existait en surabondance. Les Égyptiens espéraient revivre dans le Champ des roseaux, vision idéalisée de l'Egypte qu'ils connaissaient. Cette croyance se trouvait renforcée par la réapparition quotidienne du soleil, Rê.
    Les mondes célestes chrétiens sont des domaines où tous aspirent à l'union éternelle avec les anges devant le trône de Dieu. Ces mondes s'élevaient par degrés jusqu'à la béatitude suprême de la pure lumière. Quant au bouddhisme, il décrit avec magnificence les «paradis occidentaux» où les fidèles jouissent de la vie éternelle et d'une lumière infinie.

    L'au-delà chrétien?

    Pour les chrétiens l'aspiration au salut éternel se concrétise dans la vision de la Jérusalem céleste "ayant la clarté de Dieu" et "ne manquant ni de Soleil ni de Lune". A la fin des temps, le livre de l'Apocalypse laisse espérer la descente de la Jérusalem céleste sur Terre. Comme la Bible ne dit pas que le jardin d'Eden a disparu, sa localisation terrestre a longuement été recherchée depuis l'Antiquité par les exégètes, les cosmographes et les voyageurs.

    Quel avenir attend le défunt dans l'au-delà chrétien? L'imagerie populaire se figure le paradis comme un royaume des cieux au seuil duquel se tient saint Pierre, le gardien de l'Éternel. Il détient les clefs de la cité céleste, et n'en ouvre les portes que si l'on décline son nom, et ses qualités. Il est redoutable, mais lent à s'émouvoir, comme toujours les vieux portiers. De là, ces mille ruses colportées par le génie populaire pour tenter de soudoyer le vénérable vieillard, ou de le tromper à son nez et à sa barbe...

    Cette vision de concierge d'un Cerbère chrétien démocratise quelque peu la vision théologienne. Le paradis des évangiles apocryphes, qui s'inspirent presque toujours du seul texte biblique, l'Apocalypse de Jean, qui ait décrit la nouvelle Jérusalem, est évoqué comme « une ville d'or pur semblable à du verre transparent, ceinte d'une muraille construite en jaspe, ornée de pierres précieuses et percée de douze portes qui sont douze perles gigantesques éternellement illuminées par la gloire de Dieu ». Cette cité céleste est traversée par « le fleuve de vie, transparent comme du cristal ». La métaphore ne saurait cacher le sens réel de la félicité promise : les élus jouiront essentiellement de la contemplation immédiate de Dieu, dans un état d'extase absolue. Les mystiques attendent cette révélation comme celle de l'amour le plus pur. La mort est pour eux la sublime noce avec l'époux mystique. La pensée libérale protestante, quant à elle, envisage plutôt la conception du ciel dans le sens d'un « service de Dieu au bénéfice d'un progrès moral universel ».

    Le jardin paradisiaque

    Le jardin paradisiaque exprime la nostalgie de l'innocence perdue, d'un monde libéré de la souillure du mal. La nostalgie du paradis perdu est universelle. Elle exprime, selon Mircea Eliade, le désir de se trouver toujours et sans effort au coeur du monde, de la réalité, de la sacralité et, plus précisément, le désir de dépasser la condition humaine pour retrouver la condition divine, qui dans le récit biblique était celle d'Adam avant la chute. Le paradis est le paradêsha sanscrit, la région suprême, le pardes suméro-babylonien, qui signifie jardin. Avec sa source centrale et ses quatre fleuves coulant dans les quatre directions, il représente l'origine, l'être en son principe, en amont du temps historique. C'est aussi le séjour de l'au-delà réservé aux élus. Le jardin paradisiaque offre l'image d'une nature généreuse à la végétation éternellement fleurie, peuplée d'animaux paisibles, dont le Coran livre les descriptions les plus détaillées.

    L'arbre de vie

    Au centre du paradis se dresse toujours l'arbre de vie ; sa croissance vers le Ciel, sa perpétuelle régénération en font le symbole de la victoire sur la mort. Son fruit offre une surabondance de vie. La Bible loue le juste sous les traits d'un bel arbre : « Le juste fleurira comme le palmier. » La floraison est une métaphore de la paix et de l'harmonie trouvées au coeur de notre être. Dans le christianisme, l'arbre de vie devient la croix rédemptrice : l'homme sauvé par le Christ est restauré dans son être originel, dans sa pureté et son innocence première. Les deux malfaiteurs crucifiés de chaque côté du Christ symbolisent l'alternative qui s'offre à notre conscience : tandis que le premier insulte le Messie auquel il ne croit pas, le second reconnaît mériter le châtiment pour sa faute et convient de l'innocence du Christ. A son repentir, le bon larron ajoute la confiance : « Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton royaume » et, à l'instant même, il reçoit le pardon du Christ : « En vérité je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi au paradis. »


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  • L'enfer, lieu de supplice pour les damnés, aurait été créé à l'origine pour les démons. Il constitue un séjour définitif (cf. le Synode de Constantinople de 543). « Vous qui entrez ici, perdez tout espoir », écrira même Dante sur son porche d'entrée. Il n'y aura pas d'amnistie.
    Les fresques peignent l'enfer sous les jours les plus terrifiants : fournaises, fers chauffés à blanc, abîmes pestilentiels, roues armées de dents acérées, matelas de charbons ardents, légions de démons cornus et fourchus... Mais tous les théologiens s'accordent à reconnaître, derrière saint Paul, que la première souffrance encourue y sera le « dam », c'est-à-dire la privation de Dieu. La pensée chrétienne moderne analyse plutôt les flammes comme des tortures psychiques engendrées par l'âme révoltée (peur, remords, rébellion contre Dieu), et qui se trouveraient naturellement éteintes si l'âme consentait d'elle-même à se tourner vers l'amour divin.

    L’enfer n’est pas une spécificité de la religion chrétienne. Toutes les cultures ont conçu une vie dans l’au-delà, au départ comme un prolongement de la vie terrestre. Puis apparaît le thème du jugement des actes du vivant et de la " pesée de l’âme " conduisant à une répartition entre élus et damnés. Un espace spécifique est alors affecté à ces derniers, condamnés en raison de leurs fautes à des souffrances et supplices éternels.

    Chez les bouddhistes,

    l'enfer s'attache à punir l'aspect psychologique des fautes humaines. Les pécheurs expieront leurs péchés en éprouvant tantôt le froid le plus intense, tantôt la chaleur la plus épouvantable, dans leur traversée des neuf enfers du feu et des neuf enfers du froid. Le juge des morts pèse les bonnes et les mauvaises actions dans sa balance de la justice, avant de livrer les âmes coupables aux bourreaux infernaux.

    Le royaume d'Hadès

    Le monde des Enfers, qui apparaît fréquemment dans la mythologie grecque, était régi par le dieu Hadès (nom qui désigne également les Enfers). Frère de Zeus et de Poséidon, Hadès était habituellement exclu de la liste des Olympiens parce que son royaume était l'opposé de l'Olympe céleste. C'est aux Enfers que les âmes des hommes étaient Jugées après la mort et, le cas échéant, punies dans les sombres régions infernales de l'Érèbe et du Tartare. Cependant les Enfers englobaient aussi les champs Élysées ou îles des Bienheureux, où séjournaient les âmes vertueuses. Chez Homère, l'Hadès est situé dans une région privée de soleil, au-delà du grand fleuve Océan qui entoure la Terre. Quand les Grecs découvrirent de nouvelles parties du monde, une autre tradition localisa les Enfers au centre de la Terre : ils étaient reliés au monde des vivants par des cavernes insondables et des rivières souterraines comme l'Achéron (fleuve de l'affliction), l'un des cinq fleuves des Enfers, qui coulait dans le nord de la Grèce. Les quatre autres étaient le Styx (fleuve de la haine) qui entourait les Enfers, le Léthé (fleuve de l'oubli), le Cocyte (fleuve des gémissements) et le Phlégéthon ou Pyriphlégéthon (fleuve de feu). Charon, le nocher des Enfers, faisait traverser aux âmes des morts le Styx et, dans certaines légendes, les autres fleuves.

    L'enfer est décrit par le Coran

    suivant les représentations populaires classiques, dominées par le feu, la poix brûlante et le soufre fondu. Le « Paradis de Mahomet » exprime à l'inverse le paroxysme des joies terrestres - sources, banquets, jeunes filles radieuses - , sous forme de ce que la civilisation arabe du VIIe siècle a produit de plus merveilleux dans ses palais et ses jardins (le mot Janna, « jardin », est employé 66 fois dans le Coran). Mais la plupart des théologiens modernes et l'Islam d'inspiration mystique tel le Soufisme y lisent avant tout une métaphore des joies spirituelles dont la plus élevée est la vision de Dieu. Le Monde Ultime dans l'au-delà musulman commence aussitôt après le Jugement, quand l'état définitivement assigné au défunt ne connaîtra plus ni limite ni limitation.

    Civilisations antiques

    Dans de nombreuses civilisations antiques, le monde de l'après-mort est un séjour d'où l'on ne revient réservé aux morts pourvus d'une sépulture, les autres étant voués à hanter misérablement leurs anciens lieux de vie. La coutume, fort répandue, de pourvoir les tombes - au moins celles des puissants - d'un mobilier funéraire et de provisions indique que les morts y poursuivent une existence plus ou moins semblable à celle qu'ils ont menée sur Terre. Mais il s'agit d'une vie morne, exsangue, poussiéreuse, sans autre perspective qu'un enfoncement progressif dans l'oubli et le néant. Relèvent, par exemple, de cette catégorie l'Arallou des Assyro-Babyloniens, l'Hadès homérique, les Sources jaunes des Chinois et, à certaines nuances près, le Shéol de l'Ancien Testament. Quant aux habitants de ces « enfers », ils ne sont pas des âmes mais des spectres ou des ombres, décalques affaiblis des vivants qu'ils ont été.C'est là que démons, ou dieux déchus, tourmentent la foule des damnés. 
     Chez les grecs ce sont les Titans vaincu par Zeus, qui furent précipité dans le Tartare.

    Chez les Babyloniens

    L'enfer est une étrange ville souterraine, l'arallû, « que défendent sept murailles et sept portes ». Les damnés eux-mêmes formaient des troupes de démons acharnés à tourmenter leurs compagnons de malheur :  Les démons occasionnels, les edimmu, sont les mal satisfaits de l'au-delà ; ce sont les esprits de tous ceux qui n'ont pas eu un minimum de bonheur dans l'existence ou qui l'ayant atteint, en on été prématurément privés. Ce sont les esprits des filles nubiles mortes vierges, des prostitués mortes de maladie, des femmes mortes en couches ou alors qu'elles allaitaient encore, des péris en mer ou par noyade quelconque, des accidentés (l'homme qui a chu d'un palmier). Enfin ceux qui sont morts sans enfants n'auront laissé personne pour assurer  leurs offrandes funéraires, ceux qui sont morts sans avoir reçu de sépulture, feront partie de la cohorte revendicatrice.

    On entrevoit ici quelque chose de cette intuition profonde selon laquelle les tourments des damnés sont l'oeuvre des damnés eux-mêmes.

    L'enfer égyptien

    est un monde infiniment plus grandiose. La morale qui préside au jugement des morts est d'une sublime pureté, et la géographie du domaine maudit est d'un effrayante richesse. C'est un région immense, coupée de murailles et de portes fortifiées, jonchée de marais boueux et de lacs de feu autour de chambres mystérieuses.L'une des grandes préoccupations des Égyptiens était de connaître à l'avance le chemin qu'il fallait suivre pour ne pas s'égarer dans les labyrinthes de l'au-delà et les mots justes qu'il fallait répondre lors des épreuves imposées aux morts. C'est ainsi qu'on trouve sur certains sarcophages hermopolitains, une véritable carte accompagnée de textes assez confus, et sur laquelle on voit un fleuve coulant d'un bout à l'autre du pays infernal ; sur l'une des berges se déroule un chemin, sur l'autre un canal, les deux seules voies utilisables par les défunts ; toutes les deux sont irrégulières, coupées de tournants brusques, de portes de feu où veillent des gardiens féroces, le tout grouillant de serpents, de monstres prêts à anéantir les âmes indignes. Mais l'épreuve la plus grave était, à coup sûr, le jugement du mort par les quarante-deux juges des enfers, par devant Osiris, Thot, Horus et Anubis. Les morts qui échouaient à cet examen, n'avaient point accès au royaume d'Osiris, c'était pour eux un grand malheur, car ils gisaient rongés par la faim et la soif dans leur tombe et ne voyaient le soleil ni du jour ni de la nuit. Dans se monde dépouvante, les morts sont réduits à manger leurs propres excréments, ils sont livrés à des bourreaux et à des serpents monstrueux tels qu'Apop et Sati.


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  • Nous sommes surpris de lire sous la plume de l'embryologiste Stanley Shostak : «Mortality is not a fundamental feature of life» (La mort n'est pas un trait fondamental de la vie), alors que nous étions habitués au langage de Martin Heidegger. En effet, pour ce philosophe allemand, le trait fondamental de l'existence est de séjourner sur la terre comme mortel: «La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sur terre est le buan, l'habitation. Être homme veut dire: être sur terre comme mortel, c'est-à-dire habiter.» La mort est donc constitutive de l'homme. Celui-ci est un être vers la mort (Sein zum Tode), exposé à la mort et limité par la mort. «La mort, écrit-il, est la mesure encore non pensée de l'incommensurable, c'est-à-dire du jeu suprême dans lequel l'homme est introduit en venant sur terre et auquel son être est destiné» .

    Espoirs d'immortalité ouverts par la science et la technologie
    Un tout autre son de cloche nous parvient de certains réseaux du monde scientifique. Les rêves d'immortalité y vont bon train. «Nous avons trouvé le secret de la vie», affirme Francis Crick après la découverte de la double structure en hélice de l'ADN. La sociologue Céline Lafontaine décrit fort bien cette dynamique utopique des scientifiques: «Reconnus à la fois comme la base de toute vie et comme ce qui se perpétue par-delà de l'existence individuelle, les gènes recèlent, dans l'imaginaire scientifique et médiatique, les secrets de l'immortalité. Conjuguée à la biologie évolutive, la mystique du gène fait de ce dernier l'essence immortelle de la vie dont les individus ne sont que les véhicules temporaires. Occupant la place jadis réservée à l'âme dans le christianisme, les gènes sont perçus comme la source de l'immortalité terrestre, comme ce qui se réincarne une fois la vie corporelle achevée. André Klarsfeld et Fréderic Revah le résument parfaitement: "Contrairement aux pauvres organismes mortels que nous sommes, les gènes, eux, sont d'une certaine façon immortels puisqu'ils passent de génération en génération "» .

    Cherchant une explication scientifique à la mort et au vieillissement, le biologiste allemand August Weismann introduisit, dès 1883, une séparation conceptuelle entre les cellules mortelles du corps (soma) et les cellules germinatives (germen). Si ce découpage théorique le mène à concevoir la mort comme une conséquence directe de la reproduction sexuée, il place aussi au coeur des cellules reproductrices un noyau immortel. Or, le franchissement de la barrière mortelle de la reproduction sexuée pour accéder à ce noyau d'immortalité, n'est-il pas le projet actuel de la recherche sur le clonage et les cellules souches?  Ainsi, en ce qui concerne le clonage, Shostak estime que «le secret d'une possible immortalité terrestre réside justement dans la combinaison du clonage reproductif et de la thérapie cellulaire, montrant ainsi que les deux pratiques sont, dans la perspective d'un dépassement scientifique de la mort, intimement liés.»  Quant aux cellules souches, issues des recherches effectuées sur les embryons créés par fécondation in vitro et dits «surnuméraires», elles sont porteuses des plus grandes promesses médicales de l'heure dont celle de pouvoir lutter contre la dégénérescence et de prolonger ainsi indéfiniment la vie.

    «Parallèlement aux revendications pour le droit à mourir dans la dignité, d'autres mouvements plus marginaux, mais très bien organisés, telle la World Transhumanist Association, militent ouvertement pour le droit de vivre le plus longtemps possible grâce à l'utilisation sans limites des technologies médicales. Les promesses technoscientifiques portées par la médecine anti-âge, la médecine régénératrice, les biotechnologies et les nanotechnologies procurent en effet l'illusion qu'il est possible d'agir contre la mort jusqu'à la faire disparaître complètement. Cela paraît d'autant plus plausible que toute une série de recherches et d'organismes fortement financés s'activent dans ce sens, et que, à l'instar des plus sérieuses institutions scientifiques, des prix, tel le Methuselah Mouse Prize, viennent récompenser les avancées dans ce domaine.»

    «Dans une perspective ouvertement anti-âge, la biogérontologie rejette l'idée globalement admise selon laquelle la sénescence est un phénomène naturel inévitable et la mort une nécessité biologique. Elle repose plutôt sur la conviction qu'il est scientifiquement possible d'intervenir sur le processus de vieillissement pour en décélérer les effets ou, dans une optique encore plus optimiste, le contrecarrer complètement.»  Or, la volonté de vaincre scientifiquement la mort s'inscrit dans le cadre d'une pensée naturaliste qui exclut toute référence à un monde surnaturel mythologique ou religieux. Il n'est donc pas question d'accéder à un autre monde, ni même d'échapper complètement à la condition humaine, mais bien de poursuivre éternellement la vie ici-bas.»  Dans le discours d'Eric Drexler, «les nanotechnologies donnent l'impression de pouvoir accomplir pratiquement tous les exploits scientifiques inimaginables y compris celui de combattre le vieillissement et éventuellement de vaincre la mort: "Avec les machines de réparation cellulaire, cependant, les possibilités d'extension de la vie deviennent claires. [...] Ceux qui survivront assez longtemps atteindront une époque à laquelle le vieillissement sera totalement réversible" ».

    Ce qui frappe dans ce discours c'est l'insistance sur la réversibilité du vieillissement, la mort n'étant plus qu'un accident ou qu'une erreur regrettables et évitables. La mort demeure un risque réel, mais elle peut être contournée autrement que par la religion et sa promesse de vie éternelle. Mieux encore, le vieillissement est la «maladie ultime»  dont on peut guérir. Ainsi, la mort peut être vaincue, c'est elle l'ennemie à battre. Le mouvement prolongéviste s'exprime d'ailleurs en termes d'agressivité et de lutte contre le vieillissement et la mort. Ce faisant, il rend la mort d'un vieillard de quatre-vingt-dix-sept ans encore plus tragique, car le décès correspond à un constat d'échec face à l'immortalité promise.

    Attentes et interrogations
    Avec Hans Jonas, nous constatons donc que «la mort n'apparaît plus comme une nécessité faisant partie de la nature du vivant, mais comme un défaut organique évitable, susceptible au moins en principe de faire l'objet d'un traitement, et pouvant être longuement différé. Une nostalgie éternelle de l'humanité semble être plus proche d'être exaucée. Et pour la première fois nous avons à nous poser sérieusement la question: "Dans quelle mesure cela est-il désirable? Dans quelle est-il désirable pour l'individu, dans quelle mesure pour l'espèce?"»

    Les espoirs suscités par les discours d'immortalité sont-ils raisonnables, c'est-à-dire sont-ils rationnellement fondés et ont-ils des appuis scientifiques sérieux pour un possible accomplissement? À supposer que, à l'intérieur des limitations de la rationalité scientifique et de l'effectivité technologique, il y aurait des raisons suffisantes de poursuivre cette quête d'immortalité, y aurait-il des limitations extérieures d'ordre existentiel et social qui la rendraient inopportune et lui imposeraient un moratoire, à plus forte raison si l'ingénierie de la machine humaine pouvait aller jusqu'à la réalisation d'un nouveau modèle d'homme, voire jusqu'à l'invention et la fabrication d'un être transhumain?

    Force est d'admettre que le modèle de l'homme est inachevé et demeure toujours perfectible, et non seulement du point de vue de son développement intellectuel et culturel, de la stimulation de ses facultés morales et sociales, de ses réalisations économiques et techniques dans la gestion du monde, mais aussi du point de vue de la santé et de la perfectibilité de son corps ainsi que de l'amélioration des conditions de sa vie en termes de durée et de qualité. Tout ce que la science et la technologie peuvent faire pour perfectionner la condition humaine, prévenir ou guérir des maladies et des infirmités, soulager les douleurs, promouvoir la santé individuelle et collective, physique et mentale peut et doit être considéré, en principe, comme un bénéfice pour l'humanité.

    Autolimitation: sagesse et responsabilité
    Cependant, les potentialités humaines, aussi prometteuses et généreuses soient-elles, sont soumises à ce que Jean Ladrière appella «l'épreuve des limitations»: «Si par le progrès des connaissances et du savoir-faire, l'homme arrive un jour à s'affranchir de la mort, ce serait précisément le passage au-delà de ce qui a été considéré depuis toujours comme la limite la plus radicale». Comme nous venons de voir, des scientifiques croient très sérieusement à la possibilité de cet affranchissement radical. Nous sommes en droit d'exiger de leur part qu'ils exercent leur liberté et leur autonomie avec un sens aigu de leur responsabilité et avec une sagesse éclairée. Une trop grande complaisance narcissique dans leur propre pouvoir et un complexe de démiurge, qui pourraient les guetter, réclament de leur part une extrême vigilance, car il s'agit de projets inédits dont l'enjeu est un avenir inconnu qui concerne directement le monde des vivants. Ce jeu technoscientifique est utopique (ou=non, «topos=lieu), car il n'a pas encore eu lieu et n'a pas encore eu de lieu où il s'est déployé sinon d'une façon théorique ou imaginaire.

    Malgré toute l'ouverture qu'il manifeste à la liberté et à l'autonomie à l'égard de la science et de la technologie, le mathématicien et philosophe Jean Ladrière se permet une mise en garde sensée: «Mais une chose est claire: si vous produisez un événement dans la nature, des conséquences s'ensuivront nécessairement. Si vous jetez un caillou dans l'eau, il est inévitable qu'une vibration se propage à la surface de l'eau. Mais si la liberté existe, rien ne vous obligeait à jeter ce caillou dans l'eau. Bien entendu, tout cela n'a de sens que si la nécessité n'est pas absolue. [...] La nature se laisse faire, parce qu'elle est disposée à tolérer ces interventions et même à y coopérer.»  Une raison de plus pour ne pas en abuser et de revenir sans cesse à une saine autocritique. D'où l'appel de Hans Jonas à une sagesse éclairée et à une retenue responsable:

    «L'extension inévitablement "utopique" de la technologie moderne fait que la distance salutaire entre desseins quotidiens et desseins ultimes, entre des occasions d'exercer l'intelligence ordinaire et des occasions d'exercer une sagesse éclairée, se rétrécit en permanence. Étant donné que nous vivons aujourd'hui en permanence à l'ombre d'un utopisme non voulu, automatique, faisant partie de notre mode de fonctionnement, nous sommes perpétuellement confrontés à des perspectives finales dont le choix positif exige une suprême sagesse... [...] Si donc la nature inédite de notre agir réclame une éthique de la responsabilité à long terme, commensurable à la portée de notre pouvoir, alors elle réclame également au nom même de cette responsabilité un nouveau type d'humilité - non pas une humilité de la petitesse comme celle d'autrefois, mais l'humilité qu'exige la grandeur excessive de notre pouvoir qui est un excès de notre pouvoir de faire sur notre pouvoir de prévoir et sur notre pouvoir d'évaluer et de juger. Face à ce potentiel quasi eschatologique de nos processus techniques, la méconnaissance des effets ultimes devient elle-même la raison d'une retenue responsable.»

    À supposer que la science aurait cette sagesse et ne manquerait pas non plus de moyens technologiques pour vaincre la mort, rencontrerait-elle d'autres limitations extérieures?

    La contingence historique
    La question qui se pose est la suivante: est-il opportun dans le contexte mondial actuel de poursuivre cette quête utopique de l'immortalité, là où la mortalité enfantine est si élevée et l'espérance de vie chez les adultes si basse, par exemple en Afrique? Il importe d'établir des priorités en tenant compte des besoins des diverses populations et de la juste répartition des bénéfices et des fardeaux entre les humains. N'est-il pas plus urgent d'investir temps et argent dans la lutte contre le sida, la malaria, le choléra et d'autres maladies épidémiques qui sèment la mort dans des populations entières. Il s'agit de développer une sensibilité éthique à l'égard des situations concrètes que vivent les gens.

    Lorsqu'on regarde l'atrocité des guerres, la violence, la torture, les agressions sexuelles, la famine, la mal-bouffe, la surproduction de produits inutiles, le consumérisme, le gaspillage, la détérioration de l'environnement, les scandales financiers, la mauvaise gestion politique, les inégalités sociales et raciales, etc., on peut difficilement échapper à l'impression que l'humanité traverse une période de crise sévère. Ce n'est sans doute ni la première, ni la dernière. Nous nous rendons compte du retour périodique du tragique de l'existence. Nous avons connu la seconde guerre mondiale et la shoah. Près de 60 ans plus tard, les catastrophes humanitaires d'une extrême violence, provoquées par les hommes ou par la nature en Ruanda, à New York, en Irak, en Afghanistan, en Palestine, en Tchéchénie, en Inde, en Indonésie, en Chine et ailleurs dans le monde nous rappellent la fragilité humaine, face aux utopies créées par la rationalité technologique qui fonctionne hors des paramètres de la souffrance humaine. Avant d'investir tant de ressources dans le prolongement de la vie, ne faudrait-il pas travailler davantage à la promotion de la santé publique et de la santé mentale dans tous les pays du monde, à l'aménagement d'un écoumène où il fait bon vivre dans la paix et la convivialité, à la reconstruction des villes et au renouvellement des infra-structures des pays? S'il est vrai que, «quand on parle de la souffrance humaine, il y a d'immenses pans de cette souffrance qui, en principe, échappent à la compétence de la technoscience», nous devons espérer que des équipes impliquées dans la technoscience développent une sensibilité éthique qui assume la souffrance humaine parmi les critères de la faisabilité de leurs projets.

    Une longévité accrue peut être un bien, mais elle n'est pas de l'immortalité. Il faudrait distinguer entre l'immortalité qui veut dire la faculté de ne pas pouvoir mourir, la mortalité qui signifie devoir mourir, deux termes qui incluent un déterminisme, et l'amortalité de ne pas devoir mourir sinon par choix et de pouvoir prolonger sa vie le plus longtemps possible. Une existence amortelle n'apporte pas nécessairement des conditions favorables à une qualité de vie désirable. Si des vieillards physiquement et mentalement très actifs savourent pleinement leur existence,
    même à un âge très avancé, cela ne veut pas dire qu'ils veulent poursuivre leurs jours d'une façon indéfinie ou illimitée. C'est sans doute souvent le spectre d'une mort, qu'ils savent plus ou moins prochaine, qui stimule précisément leur créativité et qui les empêche de sombrer dans l'ennui. Ils n'ont plus de temps à perdre et ils ont encore tant de choses à accomplir! Leurs activités intellectuelles, artistiques et sociales sont aussi le fruit de leur solitude qu'ils comblent par la contemplation de la beauté et par la quête d'une sagesse. Si, parmi eux, il y en a qui espèrent vivre encore longtemps, ce n'est pas l'idée de la mort qui leur fait peur ou les déstabilise. À leurs yeux, la mort n'est pas une malédiction, mais une nécessité de la nature. Ils ne portent leur vieillesse ni comme une maladie incurable, même s'ils éprouvent parfois certains malaises dus à leur âge, ni comme une récompense pour une gestion saine de leur vie.

    La mortalité, chance pour l'espèce
    En ajournant la mort indéfiniment, nous ralentissons l'apport toujours renouvelé de la jeunesse qui assure de façon permanente l'avènement de l'altérité. L'expérience d'une vie prolongée ne pourra jamais «reconquérir le privilège unique de voir le monde pour la première fois et avec des yeux nouveaux, jamais elle ne peut revivre l'étonnement qui, selon Platon, est le commencement de la philosophie [...]. Ce perpétuel recommencement qu'il est seulement possible d'obtenir au prix du perpétuel achèvement, peut très bien être l'espoir de l'humanité, la protection qui l'empêche de sombrer dans l'ennui et dans la routine, sa chance de conserver la spontanéité de la vie.»

    La mort est nécessaire à la vie, car elle rend possible la survie de l'espèce. La corruption qui suit la mort, dit Georges Bataille, «remet en circulation les substances nécessaires de l'incessante venue au monde de nouveaux êtres.» Une étrange solidarité organique lie les humains entre eux. Jean Ziegler reprend l'intuition fondamentale d'Ernst Bloch: «notre mort est une possibilité de vie offerte à ceux qui viennent après nous. Nous remettons notre "moi" aux autres, aux survivants, à ceux, et ils sont des milliards, qui viennent après nous, parce qu'eux et eux seuls peuvent achever notre vie non finie.»

    La mortalité humaine en tant que promesse du renouvellement permanent des cultures et des civilisations grâce à la succession des générations! Comment les utopistes de l'immortalité humaine intègrent-ils cette donnée, à la fois naturelle et culturelle, dans leurs projets ?

    La mort indissociable de la vie
    La mort trouve sa place dans l'économie de la vie. Elle est intimement liée à la vie comme son contraire, comme sa limitation et sa finitude. La quête utopique de l'immortalité est précisément issue de cette tension originelle entre la vie et la mort.
    Nous référons les lecteurs à nos articles «Proximité de la mort ou la finitude de la vie» et «Héraclite» dans la présente Encyclopédie sur la mort où nous avons traité de ce lien paradoxal de la vie avec la mort. En revanche, les objectifs de la science et de la technologie dont il a été question ci-dessus s'inscrivent dans ce jeu risqué de la lutte de l'homme pour vaincre sinon ajourner indéfiniment la mort. La science et la technologie jouent pour déjouer la mort. Pourraient-elles être à leur tour déjouées par la mort ?


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  • «J'ignore tout de la vie, que saurais-je de la mort» (Confucius). Devant ses juges Socrate tient un semblable discours. Est-ce un bien? Est-ce un mal? Nul ne le sait. Pourquoi craindre la mort, si l'on ne sait même pas qu'elle est un mal et qu'elle pourra être un bien:

    «Qu'est-ce, en effet, juges, que craindre la mort, sinon s'attribuer un savoir qu'on n'a point? N'est-ce pas s'imaginer que l'on sait ce que l'on ignore? Car, enfin, personne ne sait ce qu'est la mort, ni si elle n'est pas par hasard pour l'homme le plus grands des biens. Et pourtant on la craint, comme si on savait qu'elle est le plus grand des maux. Comment ne serait-ce pas là cette ignorance vraiment répréhensible qui consiste à croire que l'on sait ce qu'on ne sait pas.»

    Louis-Vincent Thomas, anthropologue de la mort et fondateur de la thanatologie comme approche scientifique de la mort, semble regretter que, malgré toutes ses études et tous ses écrits sur la mort, il sait si peu sur elle. Comment construire une science sur un objet dont on ne connaît rien ou presque rien? C'est aussi l'avis de Vladimir Vankélévitch qui, dans La mort écrit : «La mort joue à cache-cache avec la conscience: où je suis, la mort n'est pas; et quand la mort est là, c'est moi qui n'y suis plus. Tant que je suis, la mort est à venir; et quand la mort advient, ici et maintenant, il n'y a plus personne.» En Le je ne sais pas et le presque rien, il s'exclame: «La mort! Cet objet, hélas! si bien connu, et pourtant si inconnu, et par conséquent si méconnu, n'est-il pas le méconnaissable par excellence!»

    Et ces propos, Jean-Marie Brohm les commente en les associant à l'«impensable de la mort»:

    ... le savoir de la mort est quasi inexistant, crépusculaire, frappé d'incertitude. Que savons-nous de la mort?: quasiment rien, des bribes d'incertitude, d'autant qu'elle est excessivement difficile à penser clairement et distinctement. La mort est quasiment informulable, inimaginable, infigurable. Dans ce concept d'une totale nihilisation, écrit encore Vladimir Jankélévitch, on ne trouve rien où se prendre, aucune prise à laquelle l'entendement puisse s'accrocher. La pensée du rien est un rien de pensée, le néant de l'objet annihilant le sujet: pas plus qu'on ne voit une absence, on ne pense un rien; en sorte que penser le rien, c'est ne penser à rien, et donc ne pas penser. [...] L'intuition de l'instant mortel chez le mourant est donc proprement indicible, mais aussi invivable, si l'on ose dire, en tant que vécu: le vécu de la disparition est à l'instant même la disparition de tout vécu! Ce qui est vrai de la conscience par rapport à la mort-propre n'est pas moins vrai par rapport à la mort d'autrui: les vivants assistent le moribond durant ses derniers instants, puis ils accompagnent le mort jusqu'à sa dernière demeure; mais le mourant lui-même, personne ne l'accompagne; personne ne lui fait escorte tandis qu'il accomplit le pas solitaire. Non d'aucune façon l'instant mortel n'est objet de connaissance ni matière à spéculation ou à raisonnement.

    De la mort on sait qu'elle existe, on la connaît en tant que phénomène extérieur dans la mort des autres. «Nous rencontrons la mort dans le visage d'autrui» et «Je suis responsable de l'autre en tant qu'il est mortel», écrit Emmanuel Lévinas. On expérimente sa propre vie et on éprouve ses limitations, lors de la maladie et de la souffrance, lors de l'absence ou du départ de l'autre, dans toutes les petites morts qui traversent la vie et qui nous font découvrir la finitude de notre être, des morts symboliques qui anticipent ou annoncent la mort à venir. Nous avons étudié l'unité paradoxale de la vie et de la mort chez Héraclite, comme nous avons réfléchi également sur  la proximité de la mort ou la nitude de la vie. Mais il demeure que de l'instant mortel d'autrui ou de notre propre acte de mourir, nous n'avons aucune expérience personnelle, intérieure ou intime. Kant affirme: «La mort, nul n'en peut faire l'expérience par elle-même, car faire une expérience relève de la vie, mais on ne peut que la percevoir chez les autres.»Cette conscience de la mort d'autrui est purement extérieure. Wittengenstein confirme cette observation kantienne: «Pour la vie dans le présent, il n'y a pas de mort. La mort n'est pas une expérience de la vie».

    La connaissance de l'après-mort, elle aussi, est interdite à la raison et à l'expérience des vivants que nous sommes. L'imagination peut créer nos fantasmes, l'espérance ou la foi peut fonder nos croyances qui sont à l'origine des diverses utopies et eschatologies. Norbert Elias, l'auteur de La civilisation des moeurs, nous met en garde contre«les fantasmes collectifs et individuels entourant la mort qui sont effroyables» (La solitude des mourants, p. 88). Aux craintes engendrées, surtout chez les personnes âgées, par les incertitudes au sujet d'une vie postmortelle - l'ignorance est source de peur - l'auteur oppose «la réalité simple de la finitude de la vie». La mort, écrit-il, «est la fin de l'être humain.» Ce qui survivra après lui et ce dont on se souviendra, c'est ce qu'il aura «donné aux autres êtres humains».

    De la mort, la science peut définir des symptômes et des causes. Ainsi, la thanatologie, science multidiscipliaire dont les approches sont sociologiques et anthropologiques, psychologiques et biologiques, philosophiques et éthiques, cherche - vainement?- à construire son objet et son épistémologie. On ne peut jamais apprécier assez l'oeuvre magistrale de Louis Vincent Thomas qui, «sous l'apparente diversité des sources et des intérêts de recherche pointe l'unité ontologique fondamentale de la philosophie de la mort ». Cette philosophie de la mort, il la propose sous la forme de trois thèses:

    Thèse 1: Toute société se voudrait immortelle et ce qu'on appelle culture n'est rien d'autre qu'un ensemble organisé de croyances et de rites, afin de mieux lutter contre le pouvoir dissolvant de la mort individuelle et collective.


    Thèse 2 : La société, plus encore que l'individu, n'existe que dans et par la mort. 


    Thèse 3 : La mort, du moins l'usage social qui en est fait, devient l'un des grands révélateurs des sociétés et des civilisations, donc le moyen de leur questionnement et de leur critique.

    De ces trois thèses, découle «l'affirmation de l'unité organique de la vie et de la mort (la mort n'existe que parce qu'il y a la vie, la vie n'existe que parce qu'il y a la mort), l'affirmation de la mort comme unité de la finitude temporelle et de l'aspiration à l'éternité (amortalité, immortalité, survie), l'affirmation de la mort comme transversalité de l'être, fondement ontologique de l'être et de la pensée de l'être.» (J.-M. Brohm, op. cit.)

    Le savoir sur la mort se limite donc à l'expérience de la finitude de la vie et aux diverses épreuves qui résultent de cette finitude. L'ultime manifestation de cette finitude est l'acte même de mourir, cet instant mortel que d'autres avant nous ont connu, que d'autres après nous et nous-mêmes connaîtront un jour. La mort demeure, à nos yeux, un inconnu redoutable et ineffable qui provoque l'interrogation et la créativité des humains, leur quête de sens et la production d'oeuvres scientifiques, philosophiques et littéraires autant qu'artistiques, leur désir de rendre la terre habitable et leur rêve d'immortalité. Paradoxalement, cette ignorance de la mort, qui traverse leur vie toute entière jusqu'à y mettre fin, provocatrice de la culture et de ses oeuvres, fait vivre et penser, aimer et agir les humains.


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