Il y a fort longtemps, les grenouilles vivaient dans toutes les mares, les lacs et les rivières du monde, de la même manière qu'y vivent beaucoup d'entre elles aujourd'hui. Elles étaient heureuses, chantant leurs chants, assises sur leurs feuilles de nénuphar et pondant leurs oeufs qui devenaient des têtards puis, comme par magie, des grenouilles. C'était une bonne vie et la plupart des grenouilles étaient heureuses.
Puis un jour l'un des chefs des grenouilles, qui s'appelait Ripid-do, ne se sentit plus satisfait. Chaque jour, depuis son nénuphar, il pouvait observer quelque chose dans le lointain. La chose qu'il voyait était grande, plus grande que tout ce qu'il avait vu jusqu'alors. C'était vert en haut, puis cela devenait blanc. Tandis qu'il regardait, de nombreux animaux y montaient, l'air affamé, et des heures plus tard ils s'en revenaient et ils avaient l'air repu. Il commença à se dégoûter des mouches, moustiques et nèpes qui constituaient son menu habituel.
"Sur cet énorme chose, pensait-il, il doit y avoir des mets délicieux à manger. C'est pourquoi tous les animaux ont l'air si heureux et si repu quand ils en redescendent. Ce n'est pas juste que nous autre grenouilles devions demeurer dans cette mare à toujours nous contenter des mêmes choses. Je veux aller jusqu'à cette chose énorme et avoir quelques-unes des friandises dont ils se régalent chaque jour."
Un jour, il appela un serpent qu'il vit ramper en bas de l'énorme chose et il lui demanda où il avait été et ce qu'il avait mangé.
"Cette énorme chose, dit le serpent, est une montagne. En haut se trouvent les insectes d'eau les plus délicieux, les plus juteux et les plus gros que j'ai jamais mangés. Ici, les plus grosses mouches ont la taille de moucherons. Comme j'ai de la chance de pouvoir aller sur la montagne !"
Ripid-do pensa à ce que lui avait dit le serpent et sentit l'eau lui venir à la bouche en évoquant les mets délicats que le serpent lui avait décrits. Il se mit à en parler à toutes les grenouilles qui l'entouraient. Il en fit une description si alléchante que toutes voulaient avoir la chance d'en goûter quelques-unes. Bientôt les grenouilles de la mare le racontèrent à celles de la mare voisine et ainsi la nouvelle se répandit-elle jusqu'à ce que toutes les grenouilles de toutes les mares, cours d'eau, lacs et rivières qui étaient autour de la montagne ne soient plus satisfaites de ce que le Grand Esprit leur avait donné.
Finalement Ripid-do fit une suggestion audacieuse : "Amies grenouilles, proposa-t-il, puisque le Grand Esprit essaye de nous écarter de ce qu'il y a de mieux pour nous dans la vie, mettons-nous en route, grimpons sur cette montagne et oublions les lieux où nous vivons à présent."
Quelques grenouilles acquiescèrent ; elles en étaient vraiment arrivées à croire que le Grand Esprit les oubliait ou les ignorait. D'autres pensaient que même si les autres insectes étaient plus gros, il leur serait difficile de vivre sur la montagne, hors de l'eau.
"Vous êtes lâches, leur dit Ripid-do. Nous autres grenouilles pouvons vivre sur la terre ferme, nous pouvons tout faire. Ne passons-nous pas toute la journée assises sur les nénuphars, hors de l'eau ? Le Grand Esprit nous a dit que nous devons rester dans l'eau à seule fin de nous empêcher d'avoir ces bonnes choses qu'ont tous les autres animaux. Mettons-nous en route et montons sur la montagne."
Après qu'il eut terminé son discours, et tandis que celui-ci était retransmis à toutes les autres grenouilles de toutes les autres mares, Ripid-do entendit une voix dans son esprit.
"Petit frère, dit la voix, je vous ai donné tout ce dont vous avez besoin pour vivre bien. Ne soyez pas avides de ce qu'ont les autres animaux. Soyez heureux et chantez vos chants de remerciement pour les bonnes choses que vous avez. Et n'allez pas sur la montagne aujourd'hui car sinon les choses tourneront mal pour vous."
Cela fit hésiter Ripid-do, mais il était si convaincu qu'il laissait passer quelque chose qu'il ignora l'avertissement du Grand Esprit. Bientôt lui et les grenouilles qui le suivaient partirent pour la montagne. Comme ils commençaient leur ascension, ils remarquèrent que tous les animaux qui montaient habituellement pour se nourrir étaient occupés à descendre en courant.
"Les choses vont mal sur la montagne aujourd'hui, lui dit le serpent qui lui avait parlé auparavant. Retournez vers vos mares."
Les grenouilles étaient déterminées. Ripid-do eut le sentiment que le Grand Esprit avait dit à tous les autres animaux d'agir de cette manière pour tromper les grenouilles, et que les animaux s'étaient mis d'accord parce qu'ils ne voulaient pas partager toute la nourriture qu'ils avaient avec l'armée des grenouilles qui avançait sur la montagne.
Elles montèrent, cherchant les insectes délicieux qu'elle pensaient trouver. Certaines grenouilles trouvèrent effectivement quelques insectes et c'étaient les plus gros qu'elles aient jamais vus auparavant, et les plus délicieux. Mais la plupart des insectes aussi volaient par grands essaims vers le bas de la montagne. Tandis qu'elles continuaient à grimper, elles s'aperçurent que la neige blanche qui couvrait le sommet de la montagne fondait et que les torrents d'eau commençaient à dévaler les pentes. En voyant cela, quelques grenouilles prirent peur et elle voulurent s'en retourner, mais Ripid-do les trait de lâches et les somma de continuer. Bientôt aux torrents d'eau se mêla de la roche fondue et un immense nuage de vapeur commença à envelopper toutes les grenouilles, brûlant leur peau. "Ne retournez pas maintenant, frères et soeurs, criait Ripid-do. Si nous montrons au Grand Esprit que nous ne nous laissons pas intimider par ses ruses, tout ceci disparaîtra bientôt."
Tel ne fut pas le cas. Cela devint pire tandis que continuait l'éruption volcanique. Ripid-do ne savait trop quoi faire. A la dernière minute, il réalisa qu'il avait mis beaucoup des siens en danger simplement parce qu'il pensait que ce qu'il voulait était plus important que ce que lui avait donné le Grand Esprit.
"Grand Esprit, pria-t-il de toute sa force, je me sacrifierai avec bonheur si d'une manière ou d'une autre vous sauvez toutes les grenouilles qui me suivent. Il n'est pas juste qu'elles souffrent par ma faute. J'aurais dû écouter votre avertissement et les avertissements des autres animaux.
Petit frère, entendit-il une voix dire à son oreille, je sauverai tous ceux qui te suivent, car ils ont à présent appris la leçon. Dis-leur de sauter dans la cascade que tu vois juste au-dessus. Elle les transportera sains et saufs jusqu'à leur mare, rivières et fleuves. Mais toi ne saute pas."
Ripid-do fit ce qu'on lui disait. Bientôt, toutes les grenouilles étaient transportées par l'eau vers la sécurité. Ripid-do resta assis là tandis que la vapeur s'épaississait. Il attendait son sort, sachant qu'il avait mal agi. Soudain survint une bourrasque de vent qui l'emporta dans un arbre si haut sur la montagne que la vapeur ne l'atteignait pas. Il était sauf et il regardait le volcan s'apaiser.
"Petit frère, entendit-il à nouveau, puisque tu désirais tant vivre sur la montagne, c'est là que tu demeureras désormais. Tu seras plus petit que tu n'étais auparavant et tu ne vivras plus dans l'eau. Les arbres seront ta maison et celle de tes enfants pour toutes les générations à venir."
C'est ainsi que les grenouilles arboricoles, ces étranges parents terrestres des heureuses grenouilles aquatiques, vinrent à exister.