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Mort : les traditions évoluent
Le vrai tombeau des morts, c'est le cœur des vivants. » Cette célèbre citation de Jean Cocteau contient à elle seule deux des questions les plus épineuses auxquelles ont dû faire face les mortels : que faire du corps du défunt et comment accepter sa mort, lui rendre hommage ?
Dans nos sociétés modernes, « concernant la mort, seul un tabou premier et essentiel demeure encore immuable : celui de la putréfaction, estime Henri Duday, paléoanthropologue et directeur de recherche CNRS au laboratoire « De la préhistoire à l'actuel : culture, environnement et anthropologie »1. On continue d'enterrer ou de réduire le corps en cendres, mais jamais on ne laisse un défunt pourrir sans protection. » Même pendant les périodes de morts massives, pandémies ou grandes catastrophes, il y a malgré tout une tombe, commune et sans épitaphe. « Car l'inhumation fournit aussi une légitimité à occuper un territoire, indique le chercheur. Elle fonde la propriété, celle de la terre des ancêtres. » Violer une tombe devient alors de fait sacrilège. Un véritable acte de guerre. « À Carcassonne, on a retrouvé un dolmen qui servait de sépulture à la fin du néolithique, poursuit-il. À cette même époque, des hommes avaient « vidangé » de façon brutale les restes humains dont certains encore en décomposition, avant d'abattre le monument, d'en ériger un autre au même endroit et de l'utiliser pour une centaine d'individus. Cette appropriation brutale était une conquête du sol par les morts. »
Toutefois, l'horreur inspirée par le cadavre se décomposant à l'air libre n'est pas universelle, comme en témoignent les rites des chasseurs de Sibérie ou des pasteurs nomades Dörvöd du Nord-Ouest de la Mongolie. « Malgré l'introduction de l'inhumation dans les années 1950, nombre de ces pasteurs nomades rechignent encore aujourd'hui à enfermer les restes de leurs défunts sous la terre », précise Grégory Delaplace, anthropologue au laboratoire « Groupe sociétés, religions, laïcités »2. Chez eux, les cadavres sont déposés à même le sol sur le flanc des montagnes et mis à la disposition des animaux, qui dévorent la chair et dispersent les os jusqu'à ce que rien ne reste de la dépouille. « Loin d'être barbare, le rite célèbre le cycle éternel où l'homme rend à la nature ce qu'elle lui a donné, décrypte Grégory Delaplace. Mourir devient un échange permanent entre les humains et les gibiers. » On retrouve cette pratique du don et de la sépulture de l'air chez les peuples bouddhiques sédentaires d'Himalaya et du Tibet, où le corps, généralement disséqué sur un rocher sacré, est ensuite laissé en pâture.
Et après l'église…
Reste que ces rites religieux qui permettent d'apprivoiser notre angoisse face à la mort évoluent. En Occident, depuis la déchristianisation, « rien de satisfaisant n'a été prévu pour remplacer l'Église et donner un accompagnement personnalisé aux citoyens », analyse Fabienne Duteil-Ogata, membre associée au Laboratoire d'anthropologie urbaine3 et membre du programme ANR Funérasie4. Certes, il existe des enterrements civils mais ces cérémonies laïques se résument souvent à des gestes techniques. Une déritualisation qui n'adoucit pas la mort.
A contrario, au Japon, l'adaptation à marche forcée des moines bouddhistes et d'autres acteurs sociaux face à la nouvelle donne familiale moderne, a permis de faire évoluer les traditions. « Avant, le fils aîné, chargé d'entretenir le culte des ancêtres, devait accomplir les rites jusqu'à 33 ans après leur mort », resitue Fabienne Duteil-Ogata. En cas de manquement, un malheur pouvait s'abattre sur la famille indigne. Mais avec la désintégration du noyau familial, la baisse de la natalité et l'urbanisation, le culte des ancêtres s'est trouvé menacé. « Les religieux se sont donc adaptés, poursuit la chercheuse. Ils ont proposé des “tombes collectives aux cultes éternels” pour lesquelles ils exécutent les rites à la place des éventuels héritiers.Tandis que parallèlement, émergeait une nouvelle tendance : l'appropriation du mort. Les proches, s'ils ne rendent plus de culte, veulent paradoxalement toucher le disparu dont les cendres étaient auparavant enterrées. » Aujourd'hui, elles peuvent être partagées entre les membres de la famille et même les amis, transformées en diamant synthétique à porter en bijoux ou incorporées dans un objet représentant une divinité. Certains tabous de l'inhumation sont en train de tomber.D'autres viendront peut-être prendre le relais.Camille Lamotte
1. Unité CNRS / Université Bordeaux-I / Ministère de la Culture et de la Communication / Inrap.
2. Unité CNRS / EHESS.
3. IIAC / LAU (unité CNRS / EHESS / Ministère de la Culture et de la Communication).
4. Le projet « FunérAsie, expansion de l'industrie funéraire en Asie du Nord-Est, enjeux économiques, spatiaux et religieux » est coordonné par Natacha Aveline.
Suicide : l'ultime tabou
Se donner la mort est mal perçu dans nos sociétés. L'acte véhicule une forte valeur négative et est considéré comme une erreur, un gaspillage, un drame, parfois une lâcheté et même un péché. Pourquoi une telle réprobation ? D'abord, parce que le suicide subit un interdit très fort dans la plupart des religions. Par son geste, le suicidé s'oppose à la justice divine… et à la justice des hommes. La société ne s'y est d'ailleurs pas trompée : malgré la fin de l'emprise religieuse, le suicide reste un tabou prégnant, une menace pour son organisation : même en démocratie, un citoyen ne s'appartient pas vraiment. Son suicide est vécu comme un gâchis pour la communauté dans laquelle il doit s'impliquer, pour sa construction ou sa défense.
Mais le suicide n'a pas toujours été rejeté. Les premières grandes civilisations de Chine et d'Égypte pratiquèrent de nombreux suicides d'accompagnement, un rituel où la loyauté érigée en convenance sociale obligeait les esclaves, fidèles compagnons et épouses, à suivre le défunt dans l'au-delà pour continuer de l'y servir. Les traditions japonaise et romaine voyaient dans le suicide un acte positif dès lors que l'acte était mû par une notion de sacrifice ou d'honneur. Une fidélité sans faille à la mort d'un supérieur ou un acte philosophique pour échapper à un tyran. « Mais ces morts sont davantage dictées par les codes et rituels de la société dans laquelle le suicidé évolue, que par des motifs personnels indépendants comme le désespoir », considère Charles MacDonald, directeur de recherche émérite CNRS, à l'unité d'Anthropologie bioculturelle1. En réalité, aucune société n'encourage ce dernier type de suicide. Sans doute parce que, radicalement contraire aux règles de la vie en commun, la tolérance au suicide remet en cause l'organisation sociale et la survie même des autres. On préfère alors l'entourer de silence, pour protéger le groupe de la contagion.
C. L.extrait du "journal du CNRS"
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