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Le Culte de Mithra
"Le culte de Mithra me conquit un moment par les exigences de son ascétisme ardu, qui retendait durement l’arc de la volonté, par l’obsession de la mort, du fer et du sang, qui élevait au rang d’explication du monde l’âpreté banale de nos vies de soldats (…) Ces rites barbares, qui créent entre les affiliés des liens à la vie à la mort, frappaient les songes les plus intimes d’un jeune homme impatient du présent, incertain de l’avenir et par là même ouvert aux dieux. Je fus initié dans un donjon de bois et de roseaux…"Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien
Aucune Bible mithriaque, aucun Livre sacré exposant le dogme et les rites du vieux Dieu perse évoqué avec tant de justesse dans le roman de Marguerite Yourcenar ne nous est parvenu. Ce que nous savons de lui et de ses mystères ne peut alors provenir que de l’interprétation des sources littéraires ou archéologiques parvenues jusqu’à nous. Mais aujourd’hui comme hier, Mithra se dérobe dans un brouillard hostile à toutes les certitudes. Ses fidèles n’ont pas trahi leur obligation de secret. Et son culte trois fois millénaire (il survit encore aujourd’hui dans certains rites des derniers zoroastriens) est à nos yeux comme un livre d’images sacrées dont le texte serait perdu.
Le long trajet du Dieu
Ses origines sont indiennes : le Dieu « Mitra » est alors le pendant du terrible et obscur Varuna. Dieu de la parole donnée, de l’amitié fidèle, il est aussi Dieu de lumière - et ce ne sera pas le moindre des paradoxes de voir ce dieu solaire adoré dans des grottes obscures. Les chants sacrés (védas) le lient déjà au sacrifice rituel du taureau (symbole qui dans l’Inde ancienne est … féminin !), dont la sang par lui répandu sauve l’univers du dépérissement. Le sang et la peur, l’obscurité opposée à la lumière caractériseront toute l’histoire du Dieu : d’Inde, il passe en Perse, où le réformateur religieux Zarathoustra, dans sa volonté d’hénothéisme, en fait un simple archange (yazata) du positif Ahura Mazda, l’assistant dans son combat contre le Principe négatif, Ahriman. Mithra y gagne sa forte connotation guerrière, il est décrit dans les textes sacrés d’alors comme faisant moisson des têtes des ennemis. Sous les souverains achéménides, époque des rites savants des Mages, le culte du Dieu au bonnet phrygien se charge d’un ésotérisme et d’une symbolique astrologique qui ne le quittera plus.
L’épopée d’Alexandre met pour la première fois l’occident au contact de Dieu tauroctone (sacrifiant le taureau). Suit une longue éclipse, si l’on ose dire de ce Dieu confondu avec le Soleil dans une même adoration par Darius III, adversaire malheureux d’Alexandre. Pendant deux ou trois siècles, seuls des noms en apportent la trace dans le monde hellénistique. C’est au cours d’opérations destinées à débarrasser la Méditerranée des pirates de Cilicie qui l’écument que le grand Pompée favorise sans le savoir son arrivée en Italie : 40 000 prisonniers, vendus comme esclaves agricoles , s’installent en Italie du Sud, selon Plutarque, la première de nos sources à l’évoquer. Ils amènent avec eux selon l’auteur romain des sacrifices étranges et des mystères inconnus .
Mithra et l’Empire
"Si le christianisme eût été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eût été mithriaste."
Ernest RenanArrivé au temps de la République moribonde, Mithra connaîtra son plus fort développement aux deuxième et troisième siècles. Dans un Empire qui déjà craque aux entournures, le Dieu tauroctone multiplie les fidèles, jusque dans la cour impériale, jusqu’aux empereurs eux-mêmes : Néron peut-être, Commode et les Tétrarques sans aucun doute furent mithriastes. Pourquoi une telle faveur ? Dieu de la fidélité, du respect des hiérarchies, il a fasciné les militaires par ses valeurs et par la violence de ses rites. Dieu venu de Perse, colporté par les marchands et les étrangers, il a pour lui l’exotisme de l’Orient, cet éternel désir du Romain (Antoine et Cléopâtre !), jamais totalement assouvi. Dieu sauveur enfin, il sait répondre aux angoisses et aux questions du temps bien mieux qu’une religion romaine ritualiste et figée dans un formalisme mécanique aux froids cérémoniels. Dans l’Empire en quête de religieux plus que de religion, l’avantage est aux cultes les plus chargés de significations et d’étrangetés.
Croyances et rites
Et le culte du Tauroctone ne manque des unes ni des autres. Fermé aux femmes, il se pratique loin des regards, dans des grottes naturelles (telle celle de Bourg Saint-Andéol en France) ou artificielles, aux plafonds voûtés sur lequel est souvent figurée une voûte céleste. La pièce, rectangulaire, comporte sur les deux côtés de larges banquettes sur lesquelles s’étendaient les croyants, la tête tournée vers l’autel ou l’estrade où se situe invariablement une représentation de la tauroctonie. Les multiples stèles retrouvées permettent de reconstituer la geste du Dieu. Mithra naît de la terre, sortant d’un rocher sous le regard du Soleil (Sol) et de la Lune (Luna), aidé par des bergers.
Chose importante : il ne crée donc pas le monde, qui lui est antérieur ; son rôle est seulement de le conserver : tu nous as sauvé en répandant ton sang créateur d’éternité , proclame un graffiti romain. Comment ?
La tauroctonie nous le raconte.
Appelé à l’aide par le messager du soleil, un corbeau, il poursuit le taureau, puis l’ayant immobilisé, et sans doute à contrecœur (le dieu détourne toujours la tête de l’animal qu’il frappe au cou), il l’égorge d’un coup de poignard, répandant son sang sur la terre, revivifiant ainsi le monde : des épis de blé germent sous la bête. Les destructeurs du monde de restent pas inactifs. Aux pieds de l’animal, un chien et un serpent tentent de s’abreuver à la blessure.
Derrière, un scorpion pince les testicules de l’animal, symbole évident qui se passe de commentaires. Sur les côtés, deux petits personnages, les dadophores, portent l’un une torche dressée (soleil levant) l’autre une torche baissée (soleil couchant). Une fois sa tâchez accomplie, Mithra rejoint (ou prend la place) du Soleil, avec qui il partage un repas rituel sur la peau du taureau sacrifié, puis prend les rênes du char solaire.
Telle est l’image de base, le catéchisme premier, visible par tous lors de l’entrée strictement surveillée dans le mithraeum. Mais n’oublions pas l’essentiel : cette scène, mal discernable au fond d’une grotte tenue dans la pénombre, où l’obscurité est à peine trouée de torches et de candélabres, dans la fumées des sacrifices montant des autels dédiés au Dieu DEO INVICTO MITHRAE et sur fond de mélopées dont les résonances barbares effraient les simples de telle sorte que moins ils comprennent plus ils admirent , selon Saint Jérôme, ne constitue que le premier stade. Les mystères de Mithra sont bien autres… et nous échappent complètement. La foi du Pater, chef de la communauté mithriaque de telle ou telle ville, n’était pas celle du simple participant, au premier grade. Au fur et à mesure que l’on progressait dans la secte se dévoilaient de nouvelle révélations. La hiérarchie de la communauté compte sept grades.
On entre dans la secte comme Corbeau, simple officiant -mais quelle émotion devait étreindre le nouveau croyant, initié par ses aînés en Mithra ! Puis l’on gravit les échelons, se rapprochant ainsi progressivement du Dieu : on est successivement le Caché, le Soldat, le Lion, le Perse, le Courrier du Soleil et enfin, grade suprême de la connaissance, le Père. A chaque grade correspond un habit précis, d’or et de rouge pour le courrier du Soleil, habillé en femme pour le Caché… des masques de bêtes recouvrent parfois les visages. Les auteurs chrétiens, plus qu’hostiles à ce Dieu qu’ils accusent d’imiter les mystères de leur propre foi (cf. infra), critiquent fortement ses aspects généraux - qu’ils ne connaissent que par ouï-dire. Ainsi Firmicus Maternus, chrétien tardivement converti : Quant à ses rites, ils en font la révélation dans des antres cachés : toujours plongés dans la sombre désolation des ténèbres, ils fuient le grâce d’une lumière éclatante et sereine. Répugnantes fictions d’un rituel barbare !
Chaque progression correspond une série d’épreuves, et ce sont elles qui ont permis aux chrétiens désormais de plus en plus dominants dans l’Empire de construire une légende noire du culte de Mithra. L’initiation, à quelque grade que ce soit, était présidée par le Pater de chaque communauté. De rigoureux serments devaient décourager toute trahison. Des peintures abîmées permettent d’entrevoir ces « terribles épreuves », simulacres ou réalités propres aux cultes à mystères comme aux sociétés secrètes -et le mithriacisme tient à bien des titres des deux tendances. Dénudés, les yeux bandés, sans doute soumis au feu (Tertullien dit qu’on marquait au front, par un fer brûlant, le nouveau desservant), soumis à des enterrements temporaires, les croyants étaient ensuite soumis à des simulacres de noyade et d’exécution au glaive. Toutes choses destinés à éprouver le courage de ceux qui « frôlaient le seuil de Proserpine ». Attachés par des boyaux de poulets, ils étaient aussi confrontés la précipitation dans les abîmes, à des simulacres ( ?) de bastonnades, à des squelettes ou des cadavres à qui on les attachait joue contre joue. La réalité des épreuves n’est certes pas niable.
Quelle était par contre leur degré de fiction ? On a retrouvé en Gaule, en Angleterre différents ossements humains, des squelettes enchaînés, placés face contre terre dans des temples détruits. L’Histoire Auguste affirme que l’empereur Commode, sinistre bouffon persuadé d’être le nouvel Hercule, profita des ces rites horrifiques pour commettre un véritable crime : Il souilla par un sacrifice humain réel le culte de Mithra pour lequel d’ordinaire on se limite à raconter ou simuler quelque scène capable d’inspirer l’effroi . Mais cette partie est la partie négative du culte. A ces terreurs succédait une consolatio, par une sorte de baptême compréhensible dans ce culte aux forts échos naturistes. Baptême, le grand mot est lâché pour les chrétiens, qui accusent Mithra de parodier sous l’influence du Diable les mystères de la foi chrétienne. Et de citer ces ressemblances qui les gênent tant. Ils arrosent les croyants d’eau, comme au cours des rites chrétiens. La fête de Mithra se fait au solstice, le 25 décembre - jour de la naissance du Christ. Le Père porte un anneau et une crosse, comme l’évêque ; ils pratiquent l’oblation du pain, et comme les chrétiens, partagent un repas dans le temple sous le regard et dans l’intimité du Dieu. Comme le Dieu chrétien, il semble qu’il promette à ses fidèles l’espoir d’une vie future conditionnée par la vie terrestre. Suffisamment de ressemblances agaçantes pour les dignitaires chrétiens… Lorsque l’Empire devint chrétien, le mithriacisme comme les autres cultes païens, n’eut plus qu’à mourir lentement. La « fête païenne » était finie.
Les grands yeux d’orientaux des mithriastes figurés sur les mosaïques du mithraeum de Sainte-Prisque, en Italie, semblent fixés sur des réalités hors du monde, sur ce qu’œil n’a jamais vu , sur des réalités austères et rudes, correspondant bien à la réalité des vies de soldats, socle fondamental du mithriacisme. Le mithriacisme ne mourut peut-être pas tout à fait, et le christianisme où se devine tant de pratiques païennes le perpétue peut-être inconsciemment, dans ce qu’il avait de meilleur. De cette religion fraternelle et accueillante émane la nostalgie d’un monde antique qui s’enfuit.
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