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La terre et ses représentations
La terre donne naissance à tout le règne végétal et même, dans beaucoup de cosmogonies, elle a enfanté la race humaine ainsi que de nombreuses divinités, d’où le concept quasi-universel de la Terre-Mère.
Les diverses croyances suivantes sont en relation directe avec ce symbolisme. Dans le cours de la création, Ouranos enferma dans le sein de la terre, les enfants qu’elle avait mis au jour (Hésiode). A l’âge d’or, les hommes naissaient spontanément, du sol, comme les blés du silon. Après l’épisode de Prométhée, il faut désormais "besogner le ventre féminin qui, comme la terre, a besoin d’être travaillé pour y enfouir la semence". La femme imite la terre dans la grossesse et l’enfantement, dit Platon dans un de ses dialogues, ménexène. Parmi les primitifs, certains, méconnaissant le rôle du père dans la conception, croient que le foetus humain naît dans la terre, les pierres, l’eau, avant de se retrouver magiquement dans le sein de la femme.
La Terre a donc été assimilée à la femme. C’est une divinité féminine que les peuples ont volontiers mariée avec le ciel ; deux exemples en seront donnés : dans l’Epopée d’Erra, assyrienne, Anu, dieu du ciel, féconda la Terre, elle lui mit au monde sept dieux ; dans des textes shivaïtes, la voûte du ciel est considérée comme un immense phallus reposant sur la terre qui est l’organe féminin, la matrice du monde ; la pluie est la semence qui féconde la terre. Lfa terre a partout un symbolisme féminin. Une exception concerne l’Egypte où la Terre est le dieu Geb, époux de la déesse du ciel Nout ; cette exception s’explique non pas par un hasard d’ordre grammatical comme le croit M. Eliade, mais parce que la terre le long du Nil dans la pluie et sans qu’il fût nécessaire de la travailler : ceci avait été remarqué à très haute époque.
Les textes indiens précisent la symbolisme féminin de la terre. Dans le Mahabharata, la terre est le terrain qui porte l’humanité à venir, comme la femme est celui où l’homme sème sa descendance. Dans le Bhasapariccheda, l’auteur Visvanatha avance des arguments tendant à prouver que le corps humain n’est composé que d’un seul élément, la terre, les autres éléments n’étant qu’auxiliaires.
Des associations symboliques lient la Terre à la nuit, à la lune, au principe maternel, au côté gauche et à la réussite matérielle, par opposition au Ciel lié au jour, au soleil, au principe paternel, au côté droit, aux rituels.
La Terre-Mère, qui a donné naissance à tous les êtres, est susceptible de saigner éventuellement, selon une antique croyance. La guere non seulement couvre de sang la terre mais fait saigner la Terre elle-même, dans l’épopée védique du Mahabharata. Chez les Romains, le prodige du sang qui coule du sol est rapporté à diverses reprises, entre autres par Julius Obsequens, en 166 avant notre ère : "La terre verse son sang en signe de désapprobation", parmi les présages avant la bataille du lac Trasimène. Avant ce même combat, la terre saigne, quand on arrache de son sein les étendards (Silius Italicus dans "Punica"). Dans l’Enéide, Enée arrache de terre des arbustes verts : "des racines, coulent les gouttes d’un sang noir... un gémissement pitoyable se fait entendre dans les profondeurs du tertre...". L’historien Dion Cassius, à propos du creusement par Néron d’un canal à travers l’isthme de Corinthe, rapporte que dès les premiers coups de pioche, le sang jaillit du sol, avec des cris de douleurs et des mugissements.
Le rôle capital de l’agriculture, dont dépend la subsistance des hommes, explique la popularité des religions chtoniennes dans la plupart des civilisations. La vie végétale est conditionnée par les amours des dieux. En Mésopotamie, la fête du Nouvel An comprend la célébration d’une hiérogamie : le roi, vicaire du dieu, s’unit à la grande prêtresse, substitut de la déesse ; cet accouplement de deux divinités, permet à la terre de se couvrir de vététation à nouveau.
Le dieu cananéen Baal est tué en été : toute activité cesse sur terre ; ceci signifie que la végétation est alors anéantie par la brûlure du soleil. Mais Anat, épouse de Baal, tue Mot, dieu de la sécheresse et de la mort, et ressuscite Baal par une opération sur le corps de Mot comme si ces deux divinités n’étaient que les aspects antinomiques d’une même personnalité. A nouveau, la terre connaît la prospérité. Le mythe d’Adonis en Phénicie, celui d’Attis en Phrygie s’inspirent de données identiques.
En Grèce, la Terre-Mère est Déméter, productrice universelle et plus spécifiquement mère du grain, et sa fille Coré est le grain même du blé.
Chez les Grecs, les affinités du mariage et de l’agriculture s’expriment dans l’organisation du panthéon, dans les rites de l’hyménée et dans les fêtes de Déméter dont les pricipales sont les Thesmophories : répandues dans tout le monde hellénique, soulignées comme très anciennes par Hérodote qui en attribue l’introduction aux filles de Danaos, elles sont réservées aux femmes mariées, du fait de l’analogie entre la fécondité du sein maternel et la fertilité terrestre que les femmes semblaient les plus aptes à promouvoir ; célébrées au début d’octobre elles comportaient le dépôt du grain de semence sur l’autel avant sa mise en terre, le jeûne des femmes, le troisième jour : des réjouissances libres ou plutôt licencieuses de la part des femmes pour obtenir simultanément la fécondité humaine et la fertilité de la terre. Pour les mêmes raisons, les femmes avaient la prééminence dans le sacerdoce d’Eleusis, principal leiu de culte de Déméter. Dans le temple d’Eleusis, avaient lieu des rites de mariage sacré, comme en Mésopotamie.
Dans l’ancienne Italie, la terre est sacrée. Le fondateur de Rome creuse une petite fosse circulaire et y jette une motte de terre qu’il a apportée de sa ville Albe. Chacun de ses compagnons, à son tour, jette un peu de terre qu’il a apportée du pays d’où il vient. La religion défendait en effet de quitter la terre où le foyer avait été fixé et les ancêtres ensevelis ; pour se dégager de cette impiété, l’homme "usait d’une fiction et emportait avec lui, sous le symbole d’une motte de terre, le sol sacré auquel les mânes des ancêtres étaient attachés". Et c’est là que le fondateur installe le foyer de la nouvelle cité. Ces rites étaient communs au Latium et à l’Etrurie, ajoute Fustel de Coulanges.
En fait, une telle conception, ou une notion voisine, est très courante avant l’ère chrétienne : le général syrien Naaman, par exemple, croit à un lien étroit entre la divinité et le sol où on l’adore ; pour pouvoir prier en Syrie le Dieu d’Israël - qui l’a guéri de la lèpre par l’intermédiaire du prophète Elysée - il demande à Elysée la permission d’emporter, en Syrie, de la terre d’Israël "autant que deux mules peuvent en transporter", pour construire un autel à Yahwé (II Rois V, 14-17).
Aujourd’hui le sol de la mère-patrie reste sacré pour ceux qui ont conservé le sens civique, et cette notion découle bien entendu de la précédente.
Pour les linguistes la terre est un symbole de sécheresse. Le mot vient en effet d’une racine indo-européenne ters qui exprime l’idée de dessécher, qui a donné en sanscrit trisyami j’ai soif, en fraçais torride et torréfier,en anglais toast (provenant de l’ancien français). Ceci rappelle ainsi l’état de la terre de Canaan, du moins en été, vu plus haut.Naissance.
Les rites de naissance et de mort souvent approfondissent le symbolisme de la Terre-Mère. Dans bien des cultures autres que l’occidentale, l’enfant à la naissance doit entrer en contact avec la terre, soit pour bien marquer que la Terre est sa vraie mère, soit même pour en tirer une sorte d’énergie, un petit peu comparable à celle dont bénéficiait Antée chaque fois qu’il reprenait contact avec la terre, de sorte qu’Hercule ne pût en venir à bout qu’en le soulevant. Pour le contact du nouveau-né, la femme doit accoucher agenouillée ou accroupie directement sur le sol dans certaines ethnies, par exemple chez les Gourmantché de Haute-Volta. L’expression s’asseoir par terre signifie accoucher, dans des textes démotiques égyptines. En d’autres ethnies on recueille l’enfant à la naissance et on dépose sur la terre, ou même on a recours à un berceau chtonien dont Mircea Eliade donne des exemples depuis les Australiens jusqu’aux Incas.
La prise de contact avec les forces de la terre peut s’appliquer aussi à l’adulte. L’homme aurait deux postures de repos possibles, soit en fleur de lots (accroupi), soit debout ; dans la première l’Oriental va chercher l’énergie de la terre, dans la seconde l’Occidental s’est tellement redressé qu’il a tendance à predre contact avec la terre. D’autre part, le contact avec les forces de la terre ou de son symbole le serpent a été parfois utilisé pour régénérer un malade ; la Terre en effet a communiqué ses pouvoirs et ses secrets au serpent dont les multiples symbolismes - parmi lesquels celui de renaissance - ont été vus à propos du monde animal. Le serpent accompagne d’une part Déméter, d’autre part les divinités guérisseuses, surtout Esculape.
Enfin, les pélerinages en Terre Sainte ont pu être considérés comme des reprises de contact en vue d’une régénérescence.Inhumation.
Aux Chrétiens il est dit : "Tu es poussière, et tu retourneras en poussière". S’adressant à la Terre, un texte védique s’exprime ainsi : "Nés de toi, les mortels retournent en toi". Les morts sont mis en terre et beaucoup de peuples voient alors un échange de bons procédés entre la terre et le mort, quelquefois capable de revivre sous une forme larvée ou même dans le corps d’un nouvel être humain, ou bien le mort est enterré en position foetales, la survie après la mort étant considérée comme une nouvelle naissance. Parfois, les peuples qui pratiquent l’incinération, après leur mort, dans le cosmos ou plutôt dans l’anthropocosmos, suivant l’expression de M. Eliade.
Enfin, les Perses exposent les morts aux oiseaux de proie et aux bêtes sauvages pour ne pas souiller la terre sacrée. Dans le même but, ils enduisent de cire la dépouille mortelle pour l’enfouir en terre, selon Hérodote.
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