Blog sur la spiritualité et les religions, poèmes personnels de sagesse et d'humanisme
Comprendre le sacré dans sa spécificité propre, cela exige, d’une part, de le reconnaître comme une structure de la conscience et, d’autre part, de ne l’appréhender qu’à partir de lui-même comme point de référence. Il en va des données religieuses comme il en va des œuvres d’art : elles ont les unes et les autres un mode d’être qui leur est propre. Existant sur leur plan de référence, elles exigent d’être comprises à partir de lui et de lui seul (6). Ce principe est à la base de l’herméneutique des symboles du sacré, ainsi que nous allons le voir. L’autre principe est non moins important, qui reconnaît dans le sacré une structure de la conscience et non pas un stade dans l’histoire de cette conscience (7). Comprendre n’est pas réduire, mais revenir à la chose même qui est à comprendre. Eliade fait ici sienne une des règles essentielles de la démarche phénoménologique.
Le postulat constant de toute explication positiviste du fait religieux consiste à ne voir en lui qu’un simple moment et une étape du développement de la conscience humaine. Moment voué à la disparition sitôt que la pensée humaine parvient à sa pleine maturité. Pour une explication de ce type, le fait religieux ne saurait appartenir qu’à un temps où l’esprit de l’homme ne s’appartient pas encore. Une telle approche reconnaît bien que, dans l’homme, le fait de la croyance est un fait universel, mais elle ne désigne jamais la religion autrement que comme le vestige d’un temps où l’esprit n’est pas encore venu à lui-même comme raison capable de connaître les choses, le monde et l’homme pour ce qu’ils sont. Vestige d’un temps où l’esprit ne s’appartient pas encore, la religion serait le simple fait d’un temps où la croyance s’égare hors de soi-même, à la recherche d’un principe capable de rendre compte du monde et de l’homme, mais recherchant ce principe hors de l’homme, en un Dieu ou en des dieux. Par le fait même, expliquer le religieux est chercher hors du religieux la règle capable d’en rendre compte.
Or, comprendre, ainsi que le fait Eliade, la donnée religieuse comme une structure de la conscience et non pas comme un stade désormais dépassé, c’est reconnaître en elle un élément déterminant de la prise de conscience par l’homme de son être d’homme. L’homme religieux n’est pas celui qui vit encore à l’âge de son enfance, il est l’homme dans sa totalité et dans son intégralité, d’une part en ce qu’il reconnaît dans le sacré la dimension essentielle dans laquelle tout ce qui est vient et demeure dans la vie, et d’autre part en ce qu’il comprend son être propre d’homme dans cette relation à la source de toute vie et de toute réalité. Le sens du sacré est le sens de l’appartenance à une totalité dans laquelle seul l’homme est ce qu’il est. A ce titre, il constitue une structure de la conscience.
Car l’homme n’est pas un simple vivant dans le monde en quête de ce qui est nécessaire à sa vie et à sa survie. Une telle recherche est nécessaire, cela va de soi, mais elle ne rend pas compte, à elle seule, de l’intégralité de son être d’homme. Et le moment où l’homme est conduit à prendre une mesure exacte de son être est celui où il est conduit à vivre les situations-limites (8) dans lesquelles il se découvre soi dans un univers qui le dépasse de toute part. Et, dans ce monde, voué au temps et à la mort. C’est dans la situation-limite que la conscience de l’homme naît enfin à elle-même, et plus spécialement dans l’expérience du temps et du devenir. Figure ambiguë que celle du temps, de Chronos, comme le savaient bien les Grecs, mais aussi les penseurs de l’Inde, car elle n’engendre les vivants et les formes de la vie qu’en ne cessant de les détruire et de les dévorer. L’homme naît dans le temps, et il y vit. C’est là qu’il se découvre soi en découvrant qu’il est livré au temps, tel un simple éphémère. Le malheur de l’homme ne commence pas devant le spectacle du monde, ni au milieu des choses du monde, il commence devant le devenir, le temps concret de l’histoire toujours neuf et irréversible (9). C’est l’histoire qui engendre la terreur, c’est elle qui incite à sortir de l’irréversible (10), comme c’est elle, enfin, qui est, pour l’homme, la véritable situation-limite dans laquelle, devant ce qui le détruit, il est conduit à rechercher et à reconnaître une réalité qui passe le devenir destructeur parce qu’elle est, elle-même, en dehors de ce devenir destructeur. L’expérience de la condition, à partir de la situation-limite, est expérience tout à la fois du caractère éphémère de l’homme et ce qui le tourne vers une réalité plus essentielle.
« Dès qu’il a pris conscience de sa situation dans le Cos-mos, l’homme a désiré, a rêvé et s’est efforcé de réaliser d’une manière concrète (c’est-à-dire par la religion et la magie tout à la fois) le dépassement de sa condition » (11). La condition de l’homme telle qu’elle est enseignée par les religions n’est pas différente, en nature, de ce que Platon enseignait par l’image de la caverne. Naître à la conscience est découvrir sa condition comme enfermement dans une caverne, voué à la fascination par le sensible et par le deve-nir, et comprendre que la condition ne peut être vécue d’une manière humaine qu’en passant au-delà de la limite qui l’enferme.
La connaissance ne commence, pour la pensée, qu’une fois qu’elle se montre capable de dépasser le ici et maintenant de l’expérience simplement sensible. La conscience ne procède pas d’une manière différente pour comprendre ce que l’être humain est, comme tel. Dépasser la condition, c’est-à-dire la transcender. A cette seule condition, elle se comprend pour ce qu’elle est, en comprenant qu’elle n’existe qu’en relation à une totalité qui la surplombe et qui l’englobe. Dépasser la condition est venir dans la proximité du sacré.
La pensée religieuse, pourtant, et plus spécialement dans ses formes les plus archaïques, n’est pas simple théorie de la connaissance : elle ne se construit pas d’une manière spéculative, mais déjà elle sait que l’homme n’existe que dans la relation au sacré. Elle n’est pas simple construction spéculative, elle est un savoir qui ne peut être dissocié d’une action. Le comprendre est un agir, le connaître et l’agir sont inséparables, et c’est pourquoi elle s’énonce et se transmet dans le rituel de l’initiation. Dans le rituel, l’initié apprend ce que disent les mythes, il apprend comment toutes choses sont devenues ce qu’elles sont et comment le monde a été fondé. L’initiation est une épreuve, mais dans cette épreuve l’initié passe à un autre statut : désormais il sait que tout ce qui est n’est que par sa relation au monde du divin, et ce qu’il sait, il est capable de le réactualiser dans la récitation du mythe et dans la répétition symbolique du rituel (12). C’est donc d’un même mouvement que la conscience prend la mesure de ce que l’homme est dans le monde, comprend que le monde n’est que par sa relation au sacré et que le ici et maintenant de son expérience de la vie dans le monde (c’est-à-dire le profane) est distinct du sacré, mais ordonné à lui.
« Pour l’ontologie archaïque, le réel est identifié avant tout à une "force", à une "Vie", à une fécondité, à une opulence, mais aussi à tout ce qui est étrange, singulier, etc. ; en d’autres termes, à tout ce qui existe d’une manière pleine, ou manifeste un mode d’existence exceptionnel. La sacralité est au premier chef réelle. Plus l’homme est religieux et plus il est réel, plus il s’arrache à l’irréalité d’un devenir privé de signification » (13). Pour définir le sacré, Eliade emprunte à Van der Leeuw le concept central de puissance (14). Le sacré est compris comme la puissance qui se manifeste comme la source de la vie, mais qui ne se manifeste pas aux hommes, sinon sous une forme ambiguë. Otto, déjà, avait désigné comme une caractéristique essentielle du sacré son ambiguïté et son ambivalence (15). La manifestation, dans le monde des hommes, de ce qui est le sacré ne se montre pas autrement que le tout autre, un tout autre qui est toujours en même temps fascinant (fascinans) et terrifiant (tremendum) : ce que savent et ce que disent toutes les religions, comme ce que savent et disent les termes mêmes dont nous nous servons (le latin sacer et le grec hiéros).
Le sacré est nécessairement ambigu, parce que la puissance qui manifeste la vie est sans commune mesure avec l’homme, et la vie qui se manifeste à l’homme ne peut lui apparaître que sous la forme d’une puissance qui le dépasse, dans le temps où elle lui apparaît. Le sacré est donc en fait la réalité ultime, ce qui est et ce qui existe d’une manière pleine et réelle, par quoi elle se distingue de tout le reste du monde qui, lui, est le profane. Profane désigne, d’une façon générale, ce qui est extérieur au sacré, ce qui n’est pas investi par lui et qui appartient au seul devenir du temps.
Pour rendre compte de ce qui est sacré et de ce qui ne l’est pas, la pensée des religions traditionnelles et archaïques use d’une distinction dont se sert la philosophie lorsqu’elle sépare et unit l’essentiel ou le substantiel d’un côté, et de l’autre le simple phénoménal. L’essentiel ou le substantiel (l’ousia) est ce qui a par soi et d’une manière effective une réalité; le simple phénoménal, quant à lui, n’a consistance et réalité que pour autant qu’il est rapporté à l’essence. La distinction ainsi faite de ce qui est sacré et de ce qui ne l’est pas permet de comprendre qu’entre l’une et l’autre de ces régions du réel il y a une différence de niveau ontologique. Aussi l’initiation n’est-elle passage d’un état à l’autre de la vie que parce qu’elle est passage d’un niveau à l’autre du réel, le passage au vraiment réel.
Au centre de la réflexion d’Eliade, donc, la question du sacré, ou plus exactement la question de la manifestation du sacré (la hiérophanie) à l’homme et dans le monde des hommes. Aussi l’étude de l’histoire des religions n’est-elle l’étude d’une histoire des religions que parce qu’elle est étude de la religion (16), c’est-à-dire l’investigation et l’examen de la hiérophanie, dans la diversité de ses formes. De cette diversité témoigne l’étude des formes religieuses et des représentations dans lesquelles elles traduisent cette expérience. Mais cette diversité foisonnante est elle-même ordonnée selon une structure, car il demeure que, sous la variété apparemment infinie des croyances, des représentations et des rites, des constantes se répètent d’une forme religieuse à une autres (17).
Comprendre la hiérophanie, c’est également comprendre la dialectique propre au sacré. Car si le sacré vient à se manifester dans des choses du monde, dans des lieux, des objets, des sites, etc., s’il s’impose à la conscience religieuse par son irruption dans le monde profane, rien ni aucune chose n’est, par soi-même, le sacré. Ce dernier investit toujours quelque chose qui appartient au monde profane et, de ce fait, transforme cette chose en signe du sacré, tout en demeurant autre que la chose elle-même, car il n’apparaît jamais en son entier ni d’une façon immédiate, ni dans sa totalité. Le sacré n’est pas une chose parmi les choses, il est, dans la chose dans laquelle il se manifeste, le signe de la présence de la vie et de la puissance de la vie. Il est donc essentiellement une dimension, et c’est en tant qu’une chose ou qu’un lieu ont rapport à cette dimension qu’ils appartiennent à la sphère du sacré.
Tel est donc le sens de cette dialectique du sacré : il n’est là que comme une présence signifiée. C’est dans l’espace qu’il se rend manifeste, mais les lieux de l’espace où il devient reconnaissable ne sont que les signes de sa présence dans le monde.
Les hommes et les sociétés consacrent des lieux (dans la nature ou bien dans des édifices spécialement voués au sacré) parce que c’est là et à partir de là que les communautés peuvent vivre leur relation au sacré. L’homme vit dans l’espace et l’espace du monde ordonné par la communauté à laquelle il appartient est devenu, pour lui, le lieu de son séjour dans le monde : lieu où la vie peut se vivre et où la vie peut prendre sens. C’est pourquoi l’espace, séjour de l’habiter quotidien, ne peut être tel pour des hommes que parce qu’il est ordonné et tout d’abord orienté à partir des lieux privilégiés dans lesquels le sacré se rend manifeste d’une manière privilégiée. Ainsi en est-il du Centre (18), point focal et originaire du monde des hommes parce qu’il est point déterminant de la totalité de leur vie, point où leur existence s’enracine dans le sacré, lieu où la vie prend sens parce qu’elle est en relation constante avec le sacré. Le privilège reconnu au Centre lui confère un autre statut ontologique qu’aux autres lieux de l’espace, car l’essentiel demeure ce qui se manifeste là : le sacré qui est l’englobant et la réalité ultime.
Dans le Centre, c’est la dimension de tout espace qui se rend manifeste, comme d’une manière symétrique; c’est un autre Temps qui se révèle. Là se révèle que le temps des hommes ne prend sens qu’en relation à un Temps tout autre, le Temps de l’origine, parce qu’il est le Temps de la fondation du monde des hommes. Séjourner dans la proximité du Centre est séjourner dans le sens; dépasser le temps profane est, de la même façon, accéder à la réalité ultime et vivre selon le rythme du divin. Temps de l’autrefois (illud tempus que les mythes racontent en narrant ce qui fut in illo tempore), c’est-à-dire temps de l’essentiel de ce qui seul est effectivement réel.
Dans l’espace, les hommes reconnaissent des lieux qui sont consacrés, et dans cet espace ils viennent revivre la geste de la fondation du Cosmos dans lequel est inscrit leur monde. Ils ne se contentent pas de raconter, mais ils revivent dans le rituel et par le rituel, ils réactivent l’acte fondateur et la puissance présente en cet acte fondateur (19). Qu’est-ce donc que le sacré que les hommes désignent sous le nom d’un Dieu ou bien de dieux ou d’esprits ? Il est essentielle-ment cette dimension dans laquelle se manifeste la puissance dont ils dépendent pour leur vie, la puissance qui fait être les hommes dans le Cosmos.