• DEFINITION

    Le terme mythe n’apparaît qu’en 1803 dans la langue française, il concurrence alors le mot de “fable”. Il n’est admis par l’Académie qu’en 1835. Ce terme est un emprunt au bas latin mythos (fable, récit fabuleux), lui-même d’origine obscure (muthos signifie “discours”, tout comme le logos). Ce muthos étant de la famille des verbes muthéô et muthéomai qui signifient “parler, converser, dire, raconter, exposer” et “parler en soi-même” : c’est-à-dire “réfléchir”. Nous sommes bien dans le domaine du dire et de l’oral. Les Grecs des VIème et Vème siècles avant notre ère, employaient indifféremment mythos et logos. Au Vème siècle de notre ère, logos représentera un récit “vérifiable”, tandis que par muthos, on entendra plutôt une “tradition fabuleuse“, une fable. Pendant longtemps, la confusion règnera entre fable et mythe. Les dictionnaires du XIXème siècle continueront encore longtemps à maintenir la confusion. Mythologie, apparue en 1403, pour désigner l’étude des choses fabuleuses est un emprunt au grec mythologia. Aux XVIème et XVIIème siècles, la mythologie devient “l’explication des fables”, au XIXème siècle mythologie prend un double sens “histoire fabuleuse des dieux, des demi-dieux et des héros de l’Antiquité” et comme “science, explication des mystères et des fables du paganisme”. La mythologie devient donc une matière et son étude. À cette époque, aucune “science” de la mythologie n’était encore constituée et le mythe était toujours considéré comme des visions irrationnelles et vicieuses du monde. Jusqu’en 1911, de nombreuses dénonciations de la mythologie “païenne” comme étant de grossières créations imputables aux préjugés du peuple sont publiées. Au XXème sciècle, Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss élèvent l’étude des mythes à l’échelon d’une véritable science.

    FONCTIONS

    - Les mythologies des sociétés de tradition orale expriment la relation que les hommes établissent avec leur environnement naturel et surnaturel.
    - Elles sont à la base des systèmes religieux les plus divers.
    - Elles structurent les croyances qui, elles-mêmes, influencent un comportement quotidien, un calendrier, un langage, ...
    - Tout mythe peut donc être considéré comme un des éléments fondateurs de l’organisation religieuse, philosophique et sociale d’un groupe humain.
    - Les mythes revêtent souvent un caractère sacré et de ce fait, sont soumis à une ritualisation. Tout le monde ne peut pas “dire” un mythe (seuls les initiés peuvent le formuler). Ces récits sont dits généralement selon un calendrier, dans des lieux consacrés, dans un temps précis. Parfois, ils sont fixés dans une liturgie. La plupart des récits mythologiques sont moins sujets que d’autres à des variantes excessives. Ils sont objets de foi, de croyances profondes.

    QUATRE PRINCIPALES PHASES D'UN MYTHE

    Cosmogonie :
    - Le mythe cosmogonique proprement dit présente le premier état larvaire ou germinal du monde et explique comment le monde a été transformé. Il sert de modèle à tous les mythes d’origine.
    Théogonie :
    - Naissance et mise en place d’une hiérarchie ou d’une société des dieux. Génération des dieux. Se dit de tout système religieux polythéiste.
    Anthropogonie :
    - Naissance mythologique des hommes. Explique comment l’homme est devenu ce qu’il est aujourd’hui : mortel, sexué et obligé de travailler pour se nourrir.
    Eschatologie :
    - Mythe de la fin du monde.

     


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  • "Mythes et cosmogonies, livres sacrés, vies et miracles des saints, même si le surnaturel en constitue à la fois le milieu et le ressort, ne peuvent passer pour littérature fantastique : ils sont ou ont été des objets de croyance et à leur contenu correspondent prières, clergé, cérémonies, expiations, etc." (Extrait de CAILLOIS Roger, "Fantastique", in Encyclopaedia Universalis, p. 284). Roger Caillois semble soutenir que les miracles, mythologies, religions n'appartiennent pas au genre fantastique. Alors comment expliquer la présence de livres sacrés (le Necronomicon chez Lovecraft); de mythologies (Malpertuis de Jean Ray); de cultes obscurs (culte de Cthulhu chez Lovecraft); d'objets liés aux croyances dans nombreux récits fantastiques ?

    L'explication de la présence d'objets "religieux" dans le genre fantastique nous présente en même temps la différence essentielle entre croyance et fantastique.

    Dans leur article sur le rapport entre croyance et fantastique, François Raymond et Daniel Compère soulignent le fait que la littérature fantastique emprunte nombre de ses sujets aux croyances religieuses, mais à la différence de celles-ci, ils ne sont que prétexte à faire surgir le fantastique. La religion a quelque chose de mystérieux, de "magique", d'inconnu…d'où un domaine à exploiter pour les récits fantastiques. Il ne s'agit aucunement d'amener à faire croire en quelque chose. Au contraire, plus il y aura du doute, plus l'œuvre sera fantastique !

    "Le fantastique commence lorsque, dans un récit, le personnage central est mis en présence d'un objet de croyance pour les autres, et que son scepticisme est ébranlé par une manifestation irrécusable" (RAYMOND F. et COMPERE D., "Fantastique et croyance" in Les maîtres du fantastique en littérature, Paris, Bordas, coll. "Les Compacts", n°36, 1994, p12) On le voit, le fantastique n'est pas la croyance mais le doute surgit dans l'esprit incrédule du personnage central. Il faut donc admettre que si le fantastique parle de croyances, il se limite à en parler, ne cherche surtout pas à convaincre de quelque vérité divine ni à instaurer quelque culte. Les croyances ne sont que matières à construire le fantastique.

    Certains prétendent que le fantastique s'inscrirait dans un rapport de contiguïté avec le genre merveilleux. Il serait une "suite" du merveilleux avec certes, du changement mais surtout d'énormes ressemblances. Ces ressemblances font qu'aujourd'hui, il n'est pas rare de voir citer parmi les êtres fantastiques les nains, fées, sorcières, lutins et autres elfes. Erreur ! Le fantastique, s'il peut puiser (comme dans les religions et croyances) ci et là quelques éléments appartenant au genre merveilleux, s'en distingue largement par au moins deux choses:

    - Le fantastique a pour cadre le monde réel. Et même absolument réel. On entend par cela que planter un décor qui n'a rien d'étrange permet un effet encore plus saisissant. Alors que dans le Merveilleux, rien n'est réel. Le cadre où se déroule l'histoire est autre, irréel. Même le temps est ailleurs (Il était une fois…) alors que le fantastique aime à situer ses histoires à une époque contemporaine (Aujourd'hui, là, maintenant…).

    - La deuxième et énorme différence entre les deux genres se situe au niveau du déroulement final des récits. Fin heureuse pour le Merveilleux, la princesse épousant son prince charmant, le dragon terrassé par le preux chevalier, la sorcière battue par les fées (L'effet "Walt Disney" : "…et ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants").

    Alors que la fin d'un récit fantastique est bien souvent épouvantable. Epouvantable pour le héros qui soit meurt soit devient fou. Epouvantable pour le monde, transformé par ce qui est arrivé. C'est le même monde mais il y a ce petit quelque chose de changé, en plus. Epouvantable pour le lecteur car il ne sait plus, doute, reste sur une impression de malaise.

    On voit donc deux différences majeures qui marquent une séparation nette entre les deux genres. Séparation qui tend pourtant à se restreindre dans les nouveaux genres appelés Fantasy (Le Seigneur des Anneaux de JRR Tolkien par exemple), qui présentent fréquemment des mondes inspirés de contes et légendes merveilleux, mondes peuplés d'elfes, de lutins mais également de monstres sanguinaires. Sortes d'épopées sans situation spatiale ou temporelle précises ou encore situées dans un monde futur.


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  • Nous pouvons tout d’abord penser que la croyance se constitue à l’exclusion de toute forme de savoir. En adhérant à une croyance, la volonté adhère à une explication que la raison ne peut pleinement rationaliser. En effet, croire n’est pas savoir mais donner l’adhésion de sa volonté à une thèse ou à une hypothèse que l’on ne peut vérifier pleinement mais qu’on a toutes les raisons de croire (fortes probabilités subjectives qui tiennent à des convictions intimes de l’ordre du sentiment). La croyance repose donc sur une absence de savoir, c’est-à-dire une insuffisance de preuve et conduit à affirmer quelque chose dont nous ne sommes pas certains.

    Néanmoins, si l’on considère que toute preuve n’est jamais totalement convaincante ou suffisamment précise, ou si l’on constate que toute preuve dépend d’une interprétation subjective de ce qui est et reste ainsi relative au point de vue de celui qui l’exprime, il semble bien que le savoir n’est qu’un croire qui revêt un aspect rationnel et prouvé (qui n’est, en fait, qu’une forme plus aboutie, mieux structurée, plus convaincante de sentiment) .

    Dès lors, la distinction entre croire et savoir semble s’effacer dans la mesure où l’esprit humain ne parvient jamais véritablement à prouver ce qu’il pense. En ce sens, la croyance procède toujours d’une forme de savoir et c’est le type de discours qui diffère mais non le fond de ce discours. Autrement dit, dans le cas de la croyance, le savoir mobilisé est de l’ordre du préjugé et n’est pas rationalisé et analysé pleinement, alors que dans le savoir qui se pose comme savoir rationnel, le discours se veut prouvé et argumenté.


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  • L’EXPERIENCE HUMAINE ET LE SACRÉ

     

    Une structure de la conscience

    Comprendre le sacré dans sa spécificité propre, cela exige, d’une part, de le reconnaître comme une structure de la conscience et, d’autre part, de ne l’appréhender qu’à partir de lui-même comme point de référence. Il en va des données religieuses comme il en va des œuvres d’art : elles ont les unes et les autres un mode d’être qui leur est propre. Existant sur leur plan de référence, elles exigent d’être comprises à partir de lui et de lui seul (6). Ce principe est à la base de l’herméneutique des symboles du sacré, ainsi que nous allons le voir. L’autre principe est non moins impor­tant, qui reconnaît dans le sacré une structure de la conscience et non pas un stade dans l’histoire de cette conscience (7). Comprendre n’est pas réduire, mais revenir à la chose même qui est à comprendre. Eliade fait ici sienne une des règles essentielles de la démarche phénoménologi­que.

    Le postulat constant de toute explication positiviste du fait religieux consiste à ne voir en lui qu’un simple moment et une étape du développement de la conscience humaine. Moment voué à la disparition sitôt que la pensée humaine parvient à sa pleine maturité. Pour une explication de ce type, le fait religieux ne saurait appartenir qu’à un temps où l’esprit de l’homme ne s’appartient pas encore. Une telle approche reconnaît bien que, dans l’homme, le fait de la croyance est un fait universel, mais elle ne désigne jamais la religion autrement que comme le vestige d’un temps où l’esprit n’est pas encore venu à lui-même comme raison capable de connaître les choses, le monde et l’homme pour ce qu’ils sont. Vestige d’un temps où l’esprit ne s’appartient pas encore, la religion serait le simple fait d’un temps où la croyance s’égare hors de soi-même, à la recherche d’un prin­cipe capable de rendre compte du monde et de l’homme, mais recherchant ce principe hors de l’homme, en un Dieu ou en des dieux. Par le fait même, expliquer le religieux est chercher hors du religieux la règle capable d’en rendre compte.

    Or, comprendre, ainsi que le fait Eliade, la donnée reli­gieuse comme une structure de la conscience et non pas comme un stade désormais dépassé, c’est reconnaître en elle un élément déterminant de la prise de conscience par l’homme de son être d’homme. L’homme religieux n’est pas celui qui vit encore à l’âge de son enfance, il est l’homme dans sa totalité et dans son intégralité, d’une part en ce qu’il reconnaît dans le sacré la dimension essentielle dans laquelle tout ce qui est vient et demeure dans la vie, et d’autre part en ce qu’il comprend son être propre d’homme dans cette rela­tion à la source de toute vie et de toute réalité. Le sens du sacré est le sens de l’appartenance à une totalité dans laquelle seul l’homme est ce qu’il est. A ce titre, il constitue une structure de la conscience.

    La condition de l’homme dans le monde

    Car l’homme n’est pas un simple vivant dans le monde en quête de ce qui est nécessaire à sa vie et à sa survie. Une telle recherche est nécessaire, cela va de soi, mais elle ne rend pas compte, à elle seule, de l’intégralité de son être d’homme. Et le moment où l’homme est conduit à prendre une mesure exacte de son être est celui où il est conduit à vivre les situations-limites (8) dans lesquelles il se découvre soi dans un univers qui le dépasse de toute part. Et, dans ce monde, voué au temps et à la mort. C’est dans la situation-limite que la conscience de l’homme naît enfin à elle-même, et plus spécialement dans l’expérience du temps et du devenir. Figure ambiguë que celle du temps, de Chronos, comme le savaient bien les Grecs, mais aussi les penseurs de l’Inde, car elle n’engendre les vivants et les formes de la vie qu’en ne cessant de les détruire et de les dévorer. L’homme naît dans le temps, et il y vit. C’est là qu’il se découvre soi en découvrant qu’il est livré au temps, tel un simple éphémère. Le malheur de l’homme ne commence pas devant le spectacle du monde, ni au milieu des choses du monde, il commence devant le deve­nir, le temps concret de l’histoire toujours neuf et irréversi­ble (9). C’est l’histoire qui engendre la terreur, c’est elle qui incite à sortir de l’irréversible (10), comme c’est elle, enfin, qui est, pour l’homme, la véritable situation-limite dans laquelle, devant ce qui le détruit, il est conduit à rechercher et à reconnaître une réalité qui passe le devenir destructeur parce qu’elle est, elle-même, en dehors de ce devenir destruc­teur. L’expérience de la condition, à partir de la situation-­limite, est expérience tout à la fois du caractère éphémère de l’homme et ce qui le tourne vers une réalité plus essentielle.

     

    Dépasser la condition

    « Dès qu’il a pris conscience de sa situation dans le Cos-mos, l’homme a désiré, a rêvé et s’est efforcé de réaliser d’une manière concrète (c’est-à-dire par la religion et la magie tout à la fois) le dépassement de sa condition » (11). La condition de l’homme telle qu’elle est enseignée par les religions n’est pas différente, en nature, de ce que Platon enseignait par l’image de la caverne. Naître à la conscience est découvrir sa condition comme enfermement dans une caverne, voué à la fascination par le sensible et par le deve-nir, et comprendre que la condition ne peut être vécue d’une manière humaine qu’en passant au-delà de la limite qui l’enferme.

    La connaissance ne commence, pour la pensée, qu’une fois qu’elle se montre capable de dépasser le ici et mainte­nant de l’expérience simplement sensible. La conscience ne procède pas d’une manière différente pour comprendre ce que l’être humain est, comme tel. Dépasser la condition, c’est-à-dire la transcender. A cette seule condition, elle se comprend pour ce qu’elle est, en comprenant qu’elle n’existe qu’en relation à une totalité qui la surplombe et qui l’englobe. Dépasser la condition est venir dans la proximité du sacré.

    La pensée religieuse, pourtant, et plus spécialement dans ses formes les plus archaïques, n’est pas simple théorie de la connaissance : elle ne se construit pas d’une manière spécu­lative, mais déjà elle sait que l’homme n’existe que dans la relation au sacré. Elle n’est pas simple construction spécula­tive, elle est un savoir qui ne peut être dissocié d’une action. Le comprendre est un agir, le connaître et l’agir sont insépa­rables, et c’est pourquoi elle s’énonce et se transmet dans le rituel de l’initiation. Dans le rituel, l’initié apprend ce que disent les mythes, il apprend comment toutes choses sont devenues ce qu’elles sont et comment le monde a été fondé. L’initiation est une épreuve, mais dans cette épreuve l’initié passe à un autre statut : désormais il sait que tout ce qui est n’est que par sa relation au monde du divin, et ce qu’il sait, il est capable de le réactualiser dans la récitation du mythe et dans la répétition symbolique du rituel (12). C’est donc d’un même mouvement que la conscience prend la mesure de ce que l’homme est dans le monde, comprend que le monde n’est que par sa relation au sacré et que le ici et maintenant de son expérience de la vie dans le monde (c’est-à-dire le profane) est distinct du sacré, mais ordonné à lui.

     

    LE SACRE, DIMENSION UNIVERSELLE

     

    Une rupture de niveau ontologique

    « Pour l’ontologie archaïque, le réel est identifié avant tout à une "force", à une "Vie", à une fécondité, à une opu­lence, mais aussi à tout ce qui est étrange, singulier, etc. ; en d’autres termes, à tout ce qui existe d’une manière pleine, ou manifeste un mode d’existence exceptionnel. La sacralité est au premier chef réelle. Plus l’homme est religieux et plus il est réel, plus il s’arrache à l’irréalité d’un devenir privé de signification » (13). Pour définir le sacré, Eliade emprunte à Van der Leeuw le concept central de puissance (14). Le sacré est compris comme la puissance qui se manifeste comme la source de la vie, mais qui ne se manifeste pas aux hommes, sinon sous une forme ambiguë. Otto, déjà, avait désigné comme une caractéristique essentielle du sacré son ambiguïté et son ambivalence (15). La manifestation, dans le monde des hommes, de ce qui est le sacré ne se montre pas autrement que le tout autre, un tout autre qui est toujours en même temps fascinant (fascinans) et terrifiant (tremen­dum) : ce que savent et ce que disent toutes les religions, comme ce que savent et disent les termes mêmes dont nous nous servons (le latin sacer et le grec hiéros).

    Le sacré est nécessairement ambigu, parce que la puis­sance qui manifeste la vie est sans commune mesure avec l’homme, et la vie qui se manifeste à l’homme ne peut lui apparaître que sous la forme d’une puissance qui le dépasse, dans le temps où elle lui apparaît. Le sacré est donc en fait la réalité ultime, ce qui est et ce qui existe d’une manière pleine et réelle, par quoi elle se distingue de tout le reste du monde qui, lui, est le profane. Profane désigne, d’une façon géné­rale, ce qui est extérieur au sacré, ce qui n’est pas investi par lui et qui appartient au seul devenir du temps.

    Pour rendre compte de ce qui est sacré et de ce qui ne l’est pas, la pensée des religions traditionnelles et archaïques use d’une distinction dont se sert la philosophie lorsqu’elle sépare et unit l’essentiel ou le substantiel d’un côté, et de l’autre le simple phénoménal. L’essentiel ou le substantiel (l’ousia) est ce qui a par soi et d’une manière effective une réalité; le simple phénoménal, quant à lui, n’a consistance et réalité que pour autant qu’il est rapporté à l’essence. La distinction ainsi faite de ce qui est sacré et de ce qui ne l’est pas permet de comprendre qu’entre l’une et l’autre de ces régions du réel il y a une différence de niveau ontologique. Aussi l’initiation n’est-elle passage d’un état à l’autre de la vie que parce qu’elle est passage d’un niveau à l’autre du réel, le passage au vraiment réel.

    La hiérophanie

    Au centre de la réflexion d’Eliade, donc, la question du sacré, ou plus exactement la question de la manifestation du sacré (la hiérophanie) à l’homme et dans le monde des hom­mes. Aussi l’étude de l’histoire des religions n’est-elle l’étude d’une histoire des religions que parce qu’elle est étude de la religion (16), c’est-à-dire l’investigation et l’examen de la hiérophanie, dans la diversité de ses formes. De cette diver­sité témoigne l’étude des formes religieuses et des représenta­tions dans lesquelles elles traduisent cette expérience. Mais cette diversité foisonnante est elle-même ordonnée selon une structure, car il demeure que, sous la variété apparemment infinie des croyances, des représentations et des rites, des constantes se répètent d’une forme religieuse à une autres (17).

    Comprendre la hiérophanie, c’est également comprendre la dialectique propre au sacré. Car si le sacré vient à se mani­fester dans des choses du monde, dans des lieux, des objets, des sites, etc., s’il s’impose à la conscience religieuse par son irruption dans le monde profane, rien ni aucune chose n’est, par soi-même, le sacré. Ce dernier investit toujours quelque chose qui appartient au monde profane et, de ce fait, trans­forme cette chose en signe du sacré, tout en demeurant autre que la chose elle-même, car il n’apparaît jamais en son entier ni d’une façon immédiate, ni dans sa totalité. Le sacré n’est pas une chose parmi les choses, il est, dans la chose dans laquelle il se manifeste, le signe de la présence de la vie et de la puissance de la vie. Il est donc essentiellement une dimen­sion, et c’est en tant qu’une chose ou qu’un lieu ont rapport à cette dimension qu’ils appartiennent à la sphère du sacré.

    La dimension sacrée

    Tel est donc le sens de cette dialectique du sacré : il n’est là que comme une présence signifiée. C’est dans l’espace qu’il se rend manifeste, mais les lieux de l’espace où il devient reconnaissable ne sont que les signes de sa présence dans le monde.

    Les hommes et les sociétés consacrent des lieux (dans la nature ou bien dans des édifices spécialement voués au sacré) parce que c’est là et à partir de là que les communau­tés peuvent vivre leur relation au sacré. L’homme vit dans l’espace et l’espace du monde ordonné par la communauté à laquelle il appartient est devenu, pour lui, le lieu de son séjour dans le monde : lieu où la vie peut se vivre et où la vie peut prendre sens. C’est pourquoi l’espace, séjour de l’habi­ter quotidien, ne peut être tel pour des hommes que parce qu’il est ordonné et tout d’abord orienté à partir des lieux privilégiés dans lesquels le sacré se rend manifeste d’une manière privilégiée. Ainsi en est-il du Centre (18), point focal et originaire du monde des hommes parce qu’il est point déterminant de la totalité de leur vie, point où leur existence s’enracine dans le sacré, lieu où la vie prend sens parce qu’elle est en relation constante avec le sacré. Le privilège reconnu au Centre lui confère un autre statut ontologi­que qu’aux autres lieux de l’espace, car l’essentiel demeure ce qui se manifeste là : le sacré qui est l’englobant et la réa­lité ultime.

    Dans le Centre, c’est la dimension de tout espace qui se rend manifeste, comme d’une manière symétrique; c’est un autre Temps qui se révèle. Là se révèle que le temps des hommes ne prend sens qu’en relation à un Temps tout autre, le Temps de l’origine, parce qu’il est le Temps de la fonda­tion du monde des hommes. Séjourner dans la proximité du Centre est séjourner dans le sens; dépasser le temps profane est, de la même façon, accéder à la réalité ultime et vivre selon le rythme du divin. Temps de l’autrefois (illud tempus que les mythes racontent en narrant ce qui fut in illo tem­pore), c’est-à-dire temps de l’essentiel de ce qui seul est effec­tivement réel.

    Dans l’espace, les hommes reconnaissent des lieux qui sont consacrés, et dans cet espace ils viennent revivre la geste de la fondation du Cosmos dans lequel est inscrit leur monde. Ils ne se contentent pas de raconter, mais ils revivent dans le rituel et par le rituel, ils réactivent l’acte fondateur et la puissance présente en cet acte fondateur (19). Qu’est-ce donc que le sacré que les hommes désignent sous le nom d’un Dieu ou bien de dieux ou d’esprits ? Il est essentielle-ment cette dimension dans laquelle se manifeste la puissance dont ils dépendent pour leur vie, la puissance qui fait être les hommes dans le Cosmos.


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  • L’étymologie du terme religion est plus que douteuse : si le mot latin « religio » signifie scrupule, culte religieux, croyance religieuse, on ignore si « religio » vient de « relegere », rassembler, recueillir de nouveau, ou bien de « religare », relier, attacher. Cette dernière filiation étymologique nous renverrait à l’idée de la religion comme ensemble de rites ou de pratiques institutionnalisées reliant les hommes au sacré , tandis qu’une autre définition, s’appuyant davantage sur la subjectivité religieuse, pourrait ainsi s’énoncer : la religion désigne un ensemble de croyances permettant aux individus de découvrir, à travers la foi , la dimension surnaturelle de leur existence. La religion, loin d’être seulement sociale, apparaît également subjective et personnelle.
    Conçue comme institution objective, mais aussi comme ensemble individuel de croyances, la religion est en relation avec le sacré, qu’elle administre. Le profane représente ce qui se trouve à l’extérieur du lieu consacré (profane vient du latin « pro-fanum », en avant de l’enceinte consacrée). C’est la puissance terrible du sacré qui éclaire le phénomène religieux, et ce par contraste avec l’espace profane, ordinaire et banal.

    Tous ces opérateurs de pensée sont trop « pacifiés » pour être adéquats à ce qui jaillit lorsque le sacré se manifeste dans une expérience singulière. Bien plus, l'expérience religieuse n'échappe au « bon sens ». Otto montre que c'est une expérience terrible, dévastatrice, pour celui sur qui elle déferle. L'expérience référée par l'expression paulinienne « Dieu vivant » est celle d'une puissance terrifiante et écrasante pour l'humain, échappant à toute médiation mentale : « C'est une chose terrible que de tomber aux mains du Dieu vivant » (saint Paul, Hébreux, X, 31). Ce qui est rencontré (en rêve, par une vision, au cours d'une possession, etc.) est de l'ordre du « tout autre » Un être singulier est soudain mis en présence d'une réalité irréductible à tout ce qui relève de l'ordre du cosmos ou de l'humain. Ce qui est alors vécu et éprouvé échappe à toute pensée comme à toute volonté. De cette étrangeté radicale, ontologique, qui jaillit dans le champ de l'expérience humaine, naît en l'être qui la subit une attitude paradoxale, à la limite du supportable et qui peut faire basculer dans la démence un psychisme insuffisamment préparé. D'une part naît un sentiment d'effroi, de crainte, de terreur sacrée - sentiment écrasant que R. Otto désigne comme mysterium tremendum.


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