• Les sacrifices animaux


    "Il n'y a pas de religieux sans sacrifice". F.Schwarz

    "La foi sans œuvre est morte". Devise de Toulouse

     

    Si, au début de ce siècle, nos grands-parents se sacrifiaient pour la France, nos parents n'ont consenti à le faire que pour leurs enfants, et aujourd'hui, on ne sacrifie plus guère qu'à la mode ou au plaisir. Cette dévalorisation graduelle de l'esprit de sacrifice s'explique par l'installation, après guerre, d'une mentalité qui peut se résumer assez simplement : "la vie à n'importe quel prix" ou encore "tout sauf la mort". Aussi la notion traditionnelle de sacrifice, fortement attachée à l'idée de la mort, est-elle aujourd'hui perçue comme une pratique barbare, témoignage qui nous a paru probant de l'arriération mentale des peuples qui nous ont précédés.

     

    Le sacrifice, source d'union avec le divin

     

    Pourtant la pratique sacrificielle est reconnue par les spécialistes comme la pierre angulaire des religions anciennes. Et même si le christianisme a aboli en Occident le rite du sacrifice, il l'a fait au nom même du sacrifice du Christ. Et ne préconisait-on pas le martyr comme idéal religieux aux premiers âges de l'Eglise ? C'est seulement avec l'apparition de la Modernité et du refus de la mort, à partir du XIe siècle de notre ère, que cette notion de sacrifice va progressivement s'estomper et prendre des acceptations de plus en plus floues.

     

    Or, la reconquête du Sacré passe obligatoirement par la compréhension intérieure du sacrifice. Pourquoi? Parce qu'aussi bien étymologiquement que pratiquement, le sacrifice (du latin : rendre sacré) se définit avant tout comme l'action dans le Sacré : celle qui nous permet de nous relier avec la divinité. Pour retrouver son sens symbolique intemporel, donc lui redonner une actualité, un style adapté à notre époque, il peut être intéressant de se relier à la tradition, d'interroger le passé, de retrouver l'unité de langage derrière la diversité des expressions. Mais la résurrection de notions comme le Sacré, la religion ou le symbole, ne doit pas seulement permettre de mieux les comprendre, mais surtout de mieux les vivre : c'est pour cela que l'on parle d'activité symbolique et de spiritualité vivante.

     

    Le sacrifice travers l'histoire

     

    Une étude historique du sacrifice permet d'en proposer une typologie qui met en lumière, d'une part, sa relation étroite avec la religion et, d'autre part, sous ses différents aspects, son principe fondateur unique.

     

    Tout d'abord, il est important de noter que religion et sacrifice sont deux aspects indissociables de la notion de Sacré. Si la religion incarne l'idée du lien collectif avec le Sacré, le sacrifice représente, lui, sa manifestation active.

     

    Ressentant l'importance du phénomène sacrificiel, de nombreux auteurs ont tenté d'en construire un modèle général, qui était cependant le reflet de leur propre culture, étendu ensuite arbitrairement à toutes les civilisations - ceci aboutissant à une vérité partielle, selon leur mode d'investigation. Ce fut la voie empruntée par Durkheim, Hubert et Mauss et plus récemment par René Girard. En réaction à cela, virent le jour des études plus spécialisées, limitées dans le temps et dans l'espace ; mais leurs brillants résultats souffrent de leur caractère volontairement fragmentaire. Néanmoins, une étude qui s'appuie sur les découvertes de l'archéologie et de la philologie, concernant la genèse des peuples et des institutions en Europe, permet de regrouper et de rapprocher les systèmes sacrificiels en fonction de leur filiation connue ou supposée.

     

    En se limitant au sacrifice animal et à la mentalité religieuse européenne de la préhistoire à nos jours, on constate une évolution dans la manifestation du sacrifice. Les premiers témoignages historiques permettent de supposer que le rite sacrificiel est né de la concrétisation pratique d'un rite symbolique destiné à favoriser l'issue de la chasse, chez les hommes préhistoriques. Après une longue évolution, le rite a disparu à l'aube de notre ère lorsque, par un mouvement inverse, il a retrouvé une dimension purement symbolique, dans le cadre des aspirations individuelles au salut de l'âme. Durant ce véritable mouvement respiratoire de l'histoire, se sont succédés, sans pour autant s'exclure, plusieurs conceptions du sacrifice.

     

    Le sacrifice par le sang, source de régénération cosmique

     

    Le modèle le plus ancien peut être qualifié d'organique car sa finalité est un ressourcement énergétique et la perpétuation de la matière. C'est le sacrifice type des sociétés agraires qui se sont formées au néolithique et qui ont marqué de leur empreinte le pourtour méditerranéen avant les invasions indo-européennes. Le rite sacrificiel se caractérise ici par la présence latente de la violence et l'importance symbolique du sang. Ainsi, si l'affrontement avec un taureau sauvage constitue un préliminaire assez courant, attesté en Crète, l'égorgement violent est, lui, systématique. Le partage des chairs crues de la victime et l'absorption de son sang par la communauté se déroulaient dans une atmosphère dionysiaque qui s'achevait par une union sexuelle entre les participants. Le style propre de ce type sacrificiel reposait sur une mentalité qui voyait dans l'humain un flux de vie participant au flux vital universel. Cette conception organique du monde implique une "technique de perpétuation du vivant", reproduisant le mythe originel de la création : le rite. Le sang est le symbole primordial de ce flux d'énergie, de cet élan vital qui anime le monde, relancé cycliquement. La pratique rituelle vise à rétablir le lien avec les forces de la nature incarnées par la Terre-mère, la Magna Mater.

     

    C'est dans cet esprit qu'il faut comprendre l'offrande des prémices agricoles et la mise à mort rituelle de l'animal. Ce dernier est peut-être le substitut d'une victime humaine mais il vaut surtout par "la force de régénération" qu'il porte en lui. Or le taureau sauvage est le symbole, depuis le fond des âges, de la force et de la fécondité. Sa mort, donnée rituellement dans la violence et l'extase, n'est pas un anéantissement mais correspond à une hiérogamie, c'est-à-dire à une union mystique de la Déesse Terre-Mère avec son fils/amant/fécondateur, céleste et solaire, le taureau sauvage divin. Parce qu'elle est consacrée, la victime devient l'incarnation de la divinité céleste, porteuse de son énergie. Ainsi le sang versé sur la terre et bu par les hommes, la chair crue partagée par les participants, correspondent-ils à une semence symbolique issue de l'union mystique. Elle est source de nouvelles naissances, du renouveau de la végétation et permet donc le ressourcement de la matière et de l'énergie. C'est là un monde où l'animal-totem porteur d'énergie peut être mangé rituellement, sans que cela soit vécu comme un paradoxe ou la transgression d'un tabou. L'univers est appréhendé comme un tout,sans hiérarchie constitutive entre la divinité, l'homme et l'animal.

     

    Le sacrifice par le feu, source de cohésion sociale

     

    A ce modèle archaïque a succédé un sacrifice de type social qui correspond à la formation des sociétés tribales ou postem-éleveurs. Celui-ci trouve sa spécificité dans son opposition au précédent type sacrificiel. En effet, la violence et le sang font désormais l'objet de tabous puissants et leur sont opposés la "civilisation" et le feu. Concrètement, lors de réunions communautaires, on abattait un animal domestique qui était en partie consumé et consommé cuit. Toute violence à l'encontre de l'animal étaient proscrits.

     

    L'apogée historique de ce système sacrificiel correspond à l'ère des cités-états dont la polis grecque reste le meilleur exemple. Ce monde, fortement hiérarchisé, était dominé par la figure de l'homme, père, époux et guerrier. L'organisation sociale caractéristique de la mentalité indo-européenne accorde une place prépondérante aux prêtres et aux guerriers, par rapport aux producteurs. Ces derniers, même s'ils nourissaient la cité, ne jouissaient, pas plus que les femmes, d'un rôle socio-politique important. L'idéologie en vigueur, reflet presque exclusif des préoccupations des classes supérieures, était alors centrée sur la quête du pouvoir et l'affirmation de sa différence. D'où, dans cette mentalité, l'existence d'une hiérarchie, d'un ordre sacré constitutif du monde et de la société.

     

    Le sacrifice figure ici la réalisation du lien entre les membres de la communauté et constitue donc le seul instrument de cohésion sociale. Le rituel permet de commémorer le mythe fondateur de ces sociétés qui affectent à l'homme une place intermédiaire entre la divinité et l'animal. Sacrifier est donc marquer du sceau de la civilisation une pratique alimentaire dont l'accomplissement est vécu comme une déchéance car soulignant trop l'animalité dans l'homme.

     

    Mais l'exercice politique n'induit pas pour autant la suppression des besoins physiologiques et le système sacrificiel témoigne en fait davantage d'une superposition à l'ancienne mentalité plutôt que d'une destruction pure et simple de celle-ci. La dimension hiérarchisée, sociale, du monde est tout bonnement mieux vécue que sa dimension organique. La société des puissances divines domine l'univers dans lequel les animaux occupent le rang le plus bas et où la société humaine tente de rester maîtresse de la partie intermédiaire.

     

    Dans ce monde, le feu sert de symbole primordial, il résume analogiquement toute la mythologie. En supplantant le sang, il marque en effet cette recherche de verticalité qui complète plus qu'elle ne rejette l'horizontalité du monde précédent. Le feu, traduction dans le visible de la lumière divine primordiale, exprime à la fois le lien avec la divinité et le moyen pour les hommes de se différencier, par son utilisation, des animaux. Voilà pourquoi, brûler en signe de lien, de pacte, une partie de la victime et en manger une autre partie, cuite, est un acte profondément sacré, fondateur de la civilisation. En même temps, il témoigne de la reconnaissance par la communauté de son statut médian, c'est-à-dire de la résolution du paradoxe "ni ange-ni bête", mais homme civilisé. Paradoxe résolu par la réalisation de l'équilibre humain et social qui constitue l'Idéal de la cité. Ceci permet de comprendre que les rôles, mineurs, de la femme et du paysan soient respectés non par magnanimité mais par un réel souci de l'harmonie sociale. Le corollaire est la co-existence des pratiques sanglantes, chtoniennes même, limites parallèles au sacrifice archétypal défini plus haut.

     

    L'animal n'est plus ici l'incarnation du vivant mais synonyme de sauvagerie. Sa valeur dans le sacrifice ne peut donc être lié qu'à la nature sociale de sa relation avec l'homme. Ceci explique que seuls les animaux domestiques soient sacrifiables, leur valeur économique leur conférant en plus une valeur réelle et sociale d'échange avec les Dieux, qui deviennent alors débiteurs des hommes. La consommation communautaire de viande cuite canalise le lien global de la communauté avec les Dieux. Elle empêche ainsi tout rapport individuel et direct avec la divinité régénératrice et par là renforce la cohésion, devenue obligatoire, du groupe.

     

    Le sacrifice spirituel, source de salut personnel

     

    Enfin, les bouleversements socio-politiques qui caractérisent l'antiquité tardive ont favorisé l'émergence d'un type sacrificiel nouveau, qualifié de spirituel. L'affirmation de l'individu, en tant qu'entité socio-politique autonome, va de pair avec l'apparition de besoins spirituels qui perdent leur aspect collectif.

     

    On assiste alors à une recherche du salut personnel, à l'instauration du dialogue avec une divinité syncrétique, interlocutrice préférentielle. Les besoins de connaissance, d'amour et d'harmonie prennent le pas sur les besoins sociaux ; la mentalité religieuse est dominée par la notion du mystère divin et du sacrifice personnel. Lorsque celle-ci conserve une finalité collective, elle prend la forme d'une révélation, sinon elle s'oriente vers le chemin immémorial de la voie initiatique. L'animal perd sa valeur dans le sacrifice qui se transforme en boucherie profane. Les symboles prépondérants sont alors issus de la sublimation du sacrifice organique. Le pain et le vin, chair et sang, deviennent les éléments fondamentaux du rite qui conserve encore son aspect de communion personnelle avec la divinité et avec la communauté.

     

    Voilà ainsi définis trois axes du sacré qui ne sont pas opposés mais complémentaires, car tous, selon des points de vue différents, sont la recherche de la régénération par le retour actif au stade de l'unité, à travers la communion avec ce qui est primordial, le principe ou l'archétype. Le profane est donc l'état multiple, précaire, qui doit être perpétuellement détruit et reconstruit et c'est précisément par l'énergie libérée de la destruction, que l'on arrive à la communion qui permet de reconstruire. Nous l'avons constaté, l'échec des idéologies sociales qui ont profondément marqué notre époque n'a pas pour autant éteint ce besoin d'un Idéal, même précaire, qui caractérise l'humain. Si la redécouverte du Sacré s'avère chaque jour plus nécessaire, c'est sans doute qu'il ne réduit pas l'Homme soit à des pulsions animales, soit à une appartenance sociale soit encore à ses croyances. Ainsi le Sacré génère-t-il une vision globale qui fonde la notion d'humanité au lieu d'être issu de sa fragmentation.

     


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