• La mort, cette inconnue


    «J'ignore tout de la vie, que saurais-je de la mort» (Confucius). Devant ses juges Socrate tient un semblable discours. Est-ce un bien? Est-ce un mal? Nul ne le sait. Pourquoi craindre la mort, si l'on ne sait même pas qu'elle est un mal et qu'elle pourra être un bien:

    «Qu'est-ce, en effet, juges, que craindre la mort, sinon s'attribuer un savoir qu'on n'a point? N'est-ce pas s'imaginer que l'on sait ce que l'on ignore? Car, enfin, personne ne sait ce qu'est la mort, ni si elle n'est pas par hasard pour l'homme le plus grands des biens. Et pourtant on la craint, comme si on savait qu'elle est le plus grand des maux. Comment ne serait-ce pas là cette ignorance vraiment répréhensible qui consiste à croire que l'on sait ce qu'on ne sait pas.»

    Louis-Vincent Thomas, anthropologue de la mort et fondateur de la thanatologie comme approche scientifique de la mort, semble regretter que, malgré toutes ses études et tous ses écrits sur la mort, il sait si peu sur elle. Comment construire une science sur un objet dont on ne connaît rien ou presque rien? C'est aussi l'avis de Vladimir Vankélévitch qui, dans La mort écrit : «La mort joue à cache-cache avec la conscience: où je suis, la mort n'est pas; et quand la mort est là, c'est moi qui n'y suis plus. Tant que je suis, la mort est à venir; et quand la mort advient, ici et maintenant, il n'y a plus personne.» En Le je ne sais pas et le presque rien, il s'exclame: «La mort! Cet objet, hélas! si bien connu, et pourtant si inconnu, et par conséquent si méconnu, n'est-il pas le méconnaissable par excellence!»

    Et ces propos, Jean-Marie Brohm les commente en les associant à l'«impensable de la mort»:

    ... le savoir de la mort est quasi inexistant, crépusculaire, frappé d'incertitude. Que savons-nous de la mort?: quasiment rien, des bribes d'incertitude, d'autant qu'elle est excessivement difficile à penser clairement et distinctement. La mort est quasiment informulable, inimaginable, infigurable. Dans ce concept d'une totale nihilisation, écrit encore Vladimir Jankélévitch, on ne trouve rien où se prendre, aucune prise à laquelle l'entendement puisse s'accrocher. La pensée du rien est un rien de pensée, le néant de l'objet annihilant le sujet: pas plus qu'on ne voit une absence, on ne pense un rien; en sorte que penser le rien, c'est ne penser à rien, et donc ne pas penser. [...] L'intuition de l'instant mortel chez le mourant est donc proprement indicible, mais aussi invivable, si l'on ose dire, en tant que vécu: le vécu de la disparition est à l'instant même la disparition de tout vécu! Ce qui est vrai de la conscience par rapport à la mort-propre n'est pas moins vrai par rapport à la mort d'autrui: les vivants assistent le moribond durant ses derniers instants, puis ils accompagnent le mort jusqu'à sa dernière demeure; mais le mourant lui-même, personne ne l'accompagne; personne ne lui fait escorte tandis qu'il accomplit le pas solitaire. Non d'aucune façon l'instant mortel n'est objet de connaissance ni matière à spéculation ou à raisonnement.

    De la mort on sait qu'elle existe, on la connaît en tant que phénomène extérieur dans la mort des autres. «Nous rencontrons la mort dans le visage d'autrui» et «Je suis responsable de l'autre en tant qu'il est mortel», écrit Emmanuel Lévinas. On expérimente sa propre vie et on éprouve ses limitations, lors de la maladie et de la souffrance, lors de l'absence ou du départ de l'autre, dans toutes les petites morts qui traversent la vie et qui nous font découvrir la finitude de notre être, des morts symboliques qui anticipent ou annoncent la mort à venir. Nous avons étudié l'unité paradoxale de la vie et de la mort chez Héraclite, comme nous avons réfléchi également sur  la proximité de la mort ou la nitude de la vie. Mais il demeure que de l'instant mortel d'autrui ou de notre propre acte de mourir, nous n'avons aucune expérience personnelle, intérieure ou intime. Kant affirme: «La mort, nul n'en peut faire l'expérience par elle-même, car faire une expérience relève de la vie, mais on ne peut que la percevoir chez les autres.»Cette conscience de la mort d'autrui est purement extérieure. Wittengenstein confirme cette observation kantienne: «Pour la vie dans le présent, il n'y a pas de mort. La mort n'est pas une expérience de la vie».

    La connaissance de l'après-mort, elle aussi, est interdite à la raison et à l'expérience des vivants que nous sommes. L'imagination peut créer nos fantasmes, l'espérance ou la foi peut fonder nos croyances qui sont à l'origine des diverses utopies et eschatologies. Norbert Elias, l'auteur de La civilisation des moeurs, nous met en garde contre«les fantasmes collectifs et individuels entourant la mort qui sont effroyables» (La solitude des mourants, p. 88). Aux craintes engendrées, surtout chez les personnes âgées, par les incertitudes au sujet d'une vie postmortelle - l'ignorance est source de peur - l'auteur oppose «la réalité simple de la finitude de la vie». La mort, écrit-il, «est la fin de l'être humain.» Ce qui survivra après lui et ce dont on se souviendra, c'est ce qu'il aura «donné aux autres êtres humains».

    De la mort, la science peut définir des symptômes et des causes. Ainsi, la thanatologie, science multidiscipliaire dont les approches sont sociologiques et anthropologiques, psychologiques et biologiques, philosophiques et éthiques, cherche - vainement?- à construire son objet et son épistémologie. On ne peut jamais apprécier assez l'oeuvre magistrale de Louis Vincent Thomas qui, «sous l'apparente diversité des sources et des intérêts de recherche pointe l'unité ontologique fondamentale de la philosophie de la mort ». Cette philosophie de la mort, il la propose sous la forme de trois thèses:

    Thèse 1: Toute société se voudrait immortelle et ce qu'on appelle culture n'est rien d'autre qu'un ensemble organisé de croyances et de rites, afin de mieux lutter contre le pouvoir dissolvant de la mort individuelle et collective.


    Thèse 2 : La société, plus encore que l'individu, n'existe que dans et par la mort. 


    Thèse 3 : La mort, du moins l'usage social qui en est fait, devient l'un des grands révélateurs des sociétés et des civilisations, donc le moyen de leur questionnement et de leur critique.

    De ces trois thèses, découle «l'affirmation de l'unité organique de la vie et de la mort (la mort n'existe que parce qu'il y a la vie, la vie n'existe que parce qu'il y a la mort), l'affirmation de la mort comme unité de la finitude temporelle et de l'aspiration à l'éternité (amortalité, immortalité, survie), l'affirmation de la mort comme transversalité de l'être, fondement ontologique de l'être et de la pensée de l'être.» (J.-M. Brohm, op. cit.)

    Le savoir sur la mort se limite donc à l'expérience de la finitude de la vie et aux diverses épreuves qui résultent de cette finitude. L'ultime manifestation de cette finitude est l'acte même de mourir, cet instant mortel que d'autres avant nous ont connu, que d'autres après nous et nous-mêmes connaîtront un jour. La mort demeure, à nos yeux, un inconnu redoutable et ineffable qui provoque l'interrogation et la créativité des humains, leur quête de sens et la production d'oeuvres scientifiques, philosophiques et littéraires autant qu'artistiques, leur désir de rendre la terre habitable et leur rêve d'immortalité. Paradoxalement, cette ignorance de la mort, qui traverse leur vie toute entière jusqu'à y mettre fin, provocatrice de la culture et de ses oeuvres, fait vivre et penser, aimer et agir les humains.


  • Commentaires

    1
    Gabriel
    Dimanche 15 Novembre 2009 à 17:04
    Quel article philosophique. Pour ma part, je rejoins ce que tu dis dans ta conclusion. La mort nourrit les esprits et d?aine les passions, si l'on puisse le dire ainsi. Et il n'y a pour moi que du bon ?gnorer ce qu'elle est r?lement. Plus les gens chercheront ?avoir ce que c'est, moins il s'attarderont sur leurs propres sorts.

    Amicalement, Gabriel

    http://surlesquais.eg2.fr
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