• Esprits, Dieux et hommes - edgar Morin

    La croyance aux esprits, c'est-à-dire les spectres des morts, est universelle. Dans les sociétés archaïques et beaucoup de civilisations historiques, ces esprits évoluaient dans une grande familiarité avec les vivants. Les grandes religions et des grands dieux les ont relégués au second plan. Le rationalisme les a niés. Depuis le milieu du xixe siècle, ils sont revenus dans le monde moderne : en Angleterre avec le phénomène des maisons hantées ; puis en France et ailleurs avec le spiritisme et les médiums communiquant avec les esprits des morts.
    Selon la croyance aux esprits, ceux-ci se détachent des cadavres et existent dans une sphère propre, une noosphère, pour revenir quand on les invoque. On peut penser, et c'est mon cas, que la puissance du cerveau humain est capable de régénérer une personne qui a disparu, de la rendre concrètement présente comme dans le rêve, et je crois qu'en vertu de cette capacité régénératrice, une communauté d'individus animés par une foi, par une croyance, peut rendre présent l'esprit d'une personne morte qui se manifeste alors « objectivement » et délivre des messages. C'est une réalité effectivement objective, bien qu'elle soit produite par nos subjectivités. Sans nous, les esprits ne se manifesteraient pas et je crois qu'ils n'existeraient pas.
    La présence d'esprits divinisés, ou génies, se manifeste avec les orishas du candomblé brésilien, dieux africains intégrés dans le culte chrétien. Convoqués au cours de cérémonies, ils s'emparent d'un fidèle, l'habitent, parlent à travers sa voix. L'existence des orishas est objective. Mais elle est objective à partir de communautés animées d'une foi subjective.
    Les grands dieux ont, eux aussi, une existence objective à travers la foi collective d'un peuple. Leur puissance est telle qu'ils sont capables de demander aux humains les vénérant de mourir ou de tuer pour eux. C'est-à-dire que nous sommes capables, par nos esprits conjugués, de créer des êtres supérieurs, divins, qui deviennent nos maîtres - bien que nous en soyons les créateurs. Ils sont autoritaires, exigent de nous des hommages incessants, des louanges, de la vénération et en échange, nous nous permettons de leur demander des services.
    Les fidèles croient absolument en l'existence de leur Dieu - et nient celle des dieux des autres religions. Les sceptiques nient l'existence de tous les dieux. Je suis personnellement convaincu de l'existence de tous les dieux auxquels la foi à donné leur substance. Je suis convaincu que ces dieux existeront tant que des humains croiront en eux. Mais je pense que si l'humanité disparaît, les pauvres dieux mourront, comme nous. De la même manière, je suis frappé par les visions des mystiques : les trois petits bergers qui ont vu la Vierge de Fatima, l'émouvante sœur Faustine, la religieuse polonaise qui conversait avec le Christ et la Vierge, Sabbataï Zevi, ce messie juif du XVIIe siècle qui voyait réellement des kyrielles d'anges. Je suis fasciné par le pouvoir extraordinaire de l'esprit humain qui se manifeste ainsi, en créant des entités divines prodigieuses qui, dans des visions hallucinatoires, vont se manifester concrètement.
    Par ailleurs, à toutes ces croyances vécues dans les esprits, dans les génies, dans les dieux, j'ajouterais l'expérience moderne qui a remplacé les Dieux par des Idées-Maîtresses. Beaucoup de ceux qui ont cru se libérer des Dieux sont devenus esclaves d'Idées, à la fois adorées et implacables. Nous avons donné une puissance quasi divine à nos mythes idéologiques. Nous avons été capables de mourir et de tuer pour le communisme, et nous saurons l'être pour la liberté et la fraternité. Soyons fidèles à nos idées, mais ne nous laissons pas dévorer par elles. Restons conscients de la force inouïe dont nous dotons des abstractions. Ayons avec elles un commerce qui soit en même temps de foi et de doute. C'est le principe de Pascal et le tourment de Dostoïevski : il faut maintenir le doute dans la foi, mais aussi savoir sauver la foi dans le doute.

    Edgar Morin est philosophe, sociologue et anthropologue. Son œuvre est considérable.


  • Commentaires

    1
    Selenite
    Dimanche 27 Mars 2011 à 11:28
    J'aime beaucoup l'idée que nous créons les entités par notre pensée et imagination. J'avais déjà lu cette idée quelque part, je ne me rappelle plus où malheureusement (ça me frustre!).
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    2
    biribibi Profil de biribibi
    Dimanche 27 Mars 2011 à 12:04
    Oui, c'est un bon texte, et c'est aussi ce que je crois.
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